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- 9. La page du père Léonide
Les préfigurations de l’Eucharistie dans l’Ancien Testament
Sans l’Ancien Testament on ne peut comprendre le Nouveau
Comment l’Ancien Testament est-il présent dans notre vie, la vie des chrétiens orthodoxes d’aujourd’hui ? Qu’est-il pour nous ? Une couche énorme et non étudiée, connue seulement par des passages et influant très peu sur notre vie ou une source vive, inaltérable, de sens qu’il faut absolument comprendre pour pouvoir accéder de manière suffisante aux Évangiles et aux épîtres apostoliques, ainsi qu’à la liturgie orthodoxe ? Quelles difficultés nous attendent lorsque nous nous plongeons dans les livres de l’Ancien Testament ? Que devons-nous savoir pour que la lecture de ces livres nous soit effectivement utile ?
Le regard de la Bible sur les causes des maladies et la guérison
Le Roi David
Continuant nos entretiens sur l’Ancien Testament, nous parlerons aujourd’hui de David, le roi d’Israël, le psalmiste, le guerrier, l’une des plus remarquables figures de l’Ancien Testament.
Moïse.La grandeur et l’humilité
Nous parlons aujourd’hui de l’un des principaux personnages de l’Ancien Testament, Moïse qui a vu Dieu, et qui a sorti Israël de la captivité égyptienne, qu’il a fait passer à travers de multiples difficultés et tentations, qui a reçu des mains de Dieu Lui-même la Loi pour Lui et qui l’a conduit, finalement, en Terre Promise, nous parlons de Moïse avec un bibliste bien connu, professeur à l’Académie ecclésiastique de Moscou, l’archiprêtre Léonide Grilikhès, vice-recteur de l’église Saint-Job-le-grand-souffrant de Bruxelles (église russe hors-frontières).
Souvenirs sur le starets Nicolas Gourianov de l'île de Zalit
Le père Nikolaï Gourianov (24 mai 1909 au village de Tchoudskie Zakhody, gouvernement de Saint-Pétersbourg — 24 août 2002 à Zalit, oblast de Pskov) archiprêtre mitré. C’est l’un des startsy les plus respectés dans l’Église orthodoxe russe de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. De 1958 à sa mort il a célébré dans le diocèse de Pskov, à l’église Saint-Nicolas sur l’île de Talabsk (Zalita) sur le lac de Pskov.
Les Voix des Témoins
Être citoyen du Royaume des Cieux
Le Cri de David
(Cliquez sur l'un des titres pour accéder au texte)

LE CRI DE DAVID

Dans notre conscience, le Psautier existe non pas seulement comme un livre, comme un recueil de certains textes imprimés, mais il résonne comme un ensemble de sons mesuré, une déclamation recto tono, avec des modulations de voix minimales, soumises non tant au contenu qu’à l’organisation rythmique du vers. Cette lecture du psautier, celle qui est de mise dans l’office liturgique et que définit une tradition multiséculaire, nous l’avons assimilée également dans nos prières à la maison. L’intonation monotone avec laquelle on lit le psautier en slavon, entraîne forcément un nivellement de genre, de thème, et aussi un nivellement émotionnel de la diversité des psaumes. C’est pourquoi la première chose qui attire l’attention quand nous nous mettons à lire les psaumes en hébreu, c’est l’expression particulière contenue dans cette poésie. Dans de nombreux psaumes, dont nous allons parler (et en premier lieu nous sommes intéressés par ce qu’on appelle les « pleurs individuels »), ce qui domine, c’est l’intonation du cri. Ce cri peut atteindre le caractère pénétrant d’un hurlement. Le Psalmiste ne cesse de crier, de hurler et d’appeler de toute sa voix le Seigneur.
Dans le psautier hébreu on a noté six racines verbales qui signifient crier, hurler, qui ont donné une dizaine de dérivés nominaux. Cela crée des difficultés pour traduire, car le traducteur est obligé de choisir entre le cri, l’appel et le hurlement.
 
De ma voix je crie vers le Seigneur,
De ma voix j’implore le Seigneur,
Je répands ma plainte devant Lui,
Je dis ma détresse devant Sa Face. (142,2-3 /141,1b-2)
 
Ma voix va vers Dieu !
De ma voix, je crie vers Dieu
Et iI m’a entendu.  (77/76,2)
C’est par l’intonation du cri que s’explique une certaine spontanéité et le caractère saccadé des versets psalmiques. Le cri n’est pas compatible avec de longues phrases, des explications développées et des constructions logiques.
Dieu de justice, réponds à mon cri !
Dans la tribulation Tu as mis au large mon âme.
Aie pitié ! Entends ma prière !  (4,2)
 
Je crie vers Toi : réagis !
Dieu, incline vers moi Ton oreille,
Entends mes paroles !
Manifeste Ta miséricorde !
Sauve ceux qui espèrent en Toi !
Par Ta main, protège-moi de mes ennemis,
Garde-moi comme la prunelle de l’œil !
À l’ombre de Tes ailes protège-moi
Des prédateurs mauvais et des tueurs
Qui m’ont entouré.
Leur graisse a rendu leur cœur insensible,
Leur bouche parle avec orgueil
Ils espionnent mes pas,
Ils baissent les yeux vers la terre
Ils sont comme des lions avides d’une proie,
Tapis en embuscade.
Lève-Toi, Seigneur !
Précède-les, frappe-les !
Par Ton épée, sauve mon âme des brigands ! (17/16, 6-13)
Pour nous le mot cri s’accompagne de connotations négatives. Nous élevons la voix et nous nous mettons à crier quand nous ne sommes pas capables de nous maîtriser, quand nous perdons le contrôle et que nous sommes hors de nous. Il arrive que le cri s’arrache involontairement de notre être : cri de peur, de danger, ou au contraire d’un accès de joie inattendue. Mais quand nous parlons de cri dans les psaumes, c’est autre chose qui apparaît au premier plan, un aspect très important (et plutôt positif). Lorsqu’il crie, l’homme est totalement investi dans le mot. Non seulement son gosier, sa langue, ses lèvres, c’est-à-dire ce que nous appelons l’appareil articulatoire, tout cela participe à former le mot, mais l’être tout entier, toutes les parties du corps sont inclues dans l’activité de parler. Le cri est un état de concentration extrême. Au moment où la personne crie, on ne peut dire si elle maîtrise ses mots ou si le mot s’est emparé d’elle : souvent chez le psalmiste, il ne reste rien que le mot adressé au Seigneur.
Je tends vers Lui les mains et l’âme
Semblable à une terre épuisée :
Réponds-moi vite, Seigneur ! (103-102,1)
 
Mon âme, bénis le Seigneur
Et que tout mon être intérieur bénisse Son saint Nom. (103-102,1)
Mon cœur et ma chair chantent au Dieu vivant ! (84/83, 3b)
 
L’être intérieur (hébreu : KRAVAYIM « tout ce qui est en moi », russe : noutro ») désigne tout l’ensemble des organes internes, dont les noms se rencontrent souvent dans les psaumes (pour l’image figurée ici, son caractère « utérin » est manifeste). Certains de ces organes (les reins, les boyaux par exemple) sont traditionnellement désignés dans les traductions par les entrailles, le cœur, l’âme, etc.
 
Le cri force à oublier le temps et ne quitte pas le psalmiste même la nuit.
 
Dieu, mon Dieu !
Pourquoi m’as-Tu abandonné ?
Ni les paroles ni les pleurs ne me délivrent.
Dieu, je crie vers Toi tout le jour !
Et Toi, Tu restes silencieux.
Mais même la nuit je ne me tais pas,
Je continue à crier. (22/21, 2-3)
 
Je crierai vers Dieu
Et le Seigneur me délivrera.
Le soir, le matin, tout le jour
Je prierai et je crierai. (55/54,17-18)
 
Mais pour se concentrer en un seul élan vers Dieu, il faut de la patience et du courage. Le cri, comme expression extrême de l’espérance en Dieu, naît d’un silence résolu. On ne peut crier vers Dieu sans être devenu muet pour le monde.
 
J’ai décidé
D’être ferme dans les chemins que j’emprunte :
Je ne pècherai pas par la langue,
Je briderai mes lèvres
Tant que l’impie est avec moi.
Je suis devenu muet : je me tais
Plus qu’il n’était bon : je me suis tu
Mais je suis torturé de l’intérieur
Mon cœur brûle de fièvre,
Mes pensées s’enflamment
Et alors ma langue elle-même dit pour moi :
Seigneur !
Révèle-moi quand je mourrai !
Combien de jours me restent encore ?
Fais-moi connaître quand je partirai ! (39/38,2-5)
 
Plus résolu est le silence (le refus de vengeance), plus pénétrant est l’appel au Seigneur pour qu’Il réponde :
 
Ils me tendent un piège,
Ils cherchent à tuer mon âme :
Ils fourbissent des intrigues contre moi,
Ils disent du mal de moi,
Ils inventent tout le jour des calomnies.
Et moi, comme un sourd je n’entends pas,
Comme un muet je n’ouvre pas la bouche.
Je suis comme un homme qui n’entend pas,
Dont la bouche n’émet pas une plainte.
Seigneur !
J’espère en Toi,
Seigneur, mon Dieu,
Manifeste-Toi ! (38/37,13-16)
 
Le cri de la prière se définit non par la force du son, ni par son intensité, mais par la concentration de toutes les forces et le degré de tension qui peut aller jusqu’à l’esprit brisé et la perte de la voix.
 
Au jour de mon affliction,
Seigneur, c’est Toi que je cherche,
Les mains en sueur,
Toute la nuit, sans relâche,
Et mon âme ne trouve pas le repos.
Dès que je me souviens de Dieu je gémis,
Je déverse ma parole devant Lui,
Mon esprit se brise,
Je tremble et ne puis parler. (77/76, 2-5)
L’expression KHITATFA ALAI ROUKHI que nous avons traduite comme « mon esprit se brise », se trouve en trois occurrences dans le psautier (77,4 ; 142,4 ; 143,4) et signifie au sens propre : perdre conscience, s’évanouir.
 
Je m’épuise à hurler,
Ma gorge s’enroue,
Mes yeux voient trouble
Dans mon attente de Dieu. (69/68,4)
 
La lourdeur de la tension se transforme en une demande paradoxale : le Psalmiste demande que Dieu détourne de lui Son regard et le laisse en paix.
 
Seigneur !  Incline Ton oreille à ma prière,
Je hurle vers Toi, écoute-moi,
Ne sois pas sourd à mes larmes
Car je ne suis qu’un pèlerin chez Toi,
Comme tous mes ancêtres, un étranger ;
Détourne Ton regard de moi,
Laisse-moi soupirer paisiblement, enfin,
Avant que je ne m’en aille
Et que je ne sois plus. (39/38, 13-14)
 
Quel est le cri du Psalmiste ? Celui qui s’entend le plus fort, c’est la demande d’être entendu par le Seigneur, qu’Il incline vers lui Son oreille et entende sa prière.
 
Sois attentif à ma prière Seigneur !
Entends mes supplications !
Tu es juste et fidèle,
Réponds-moi !  (143/142,1)
 
Seigneur !
Entends mes paroles,
Ecoute ce que je vais Te dire !
Réagis à mes hurlements, Seigneur, mon Roi !
Mon Dieu, je t’en prie !
Tu entends ma voix depuis le matin,
Et depuis le matin, je Te contemple, Seigneur 
J’espère en Toi! (5,2-5)
 
La demande de répondre à l’appel précède souvent l’appel lui-même et ouvre la prière : le Psalmiste n’a encore rien dit, il n’a pas encore eu le temps de demander quelque chose à Dieu, mais dès les premières paroles Il L’invoque, afin que le Seigneur réponde à sa prière.
 
Dieu !
Entends ma prière !
Ne te cache pas de ma supplication !
Entends-la, réagis !
Je gémis, je me débats dans la confusion
À cause d’un cri hostile,
À cause de l’ennemi qui m’oppresse. (55/54, 2-4a)
 
La tension de cet appel (qui s’accompagne de gémissements, de confusion, d’agitation) à venir, à répondre, à écouter la prière et à prêter secours n’exclut pas l’idée que Dieu sait tout et est présent partout.
 
Seigneur, Tu m’as éprouvé et Tu m’as connu ;
Où je me suis assis et levé, Tu le sais,
De loin Tu connais toutes mes pensées,
Tu as mesuré mes temps de repos et de cheminements,
Tu vois tous mes sentiers et la parole
Tout juste prête à glisser de ma langue,
Seigneur, Tu la connais.

Où fuirai-je loin de Ton esprit ?
Où irai-je loin de Ta face ?
Si je tente de m’élever vers les cieux Tu es là,
Si je descends en enfer, là aussi Tu y es,
Si je veux voler sur les ailes de l’aube
Ou m’établir à la limite des mers,
Là aussi Ta droite me tient
Et Ta main me dirige.
Si je dis : « Les ténèbres vont me recouvrir »
La nuit va briller sur moi
Et les ténèbres ne me cacheront pas de Toi :
L’obscurité de la nuit sera illuminée par la lumière du jour. (139-138, 1-4 ; 7-11)
 
Parce qu’il sait que Dieu voit tout et entend tout, le Psalmiste est obligé d’abréger sa prière :
 
Je me tais, je n’ouvre pas la bouche :
Tout ce qui existe vient de Toi. (39/38, 10)
 
Mais déjà deux lignes plus loin, il continue de supplier Dieu avec des larmes pour que le Seigneur incline vers lui Son oreille.
 
Seigneur ! Incline vers moi Ton oreille !
Je hurle vers Toi ! Entends-moi !
Ne sois pas sourd à mes larmes ! (3 9/38, 13a)
 
Dans les Psaumes, on trouve trois fois l’expression : « Hâte-Toi de me répondre ! » (69/68,18 ; 102/101,3 ; 143/142,7), qui a une coloration très expressive.
 
Seigneur, entends ma supplication
Et que mon cri parvienne jusqu’à Toi !
Ne détourne pas de moi Ta face
Au jour de l’affliction !
Incline vers moi Ton oreille !
Réponds-moi vite
Au jour où je T’appelle ! (102/101,2-3)
 
Ne cache pas Ta face à Ton serviteur,
Mon esprit défaille !
Ne détourne pas de moi Ta face !  (143/142, 7a)
 
Le silence de Dieu et l’impression d’être abandonné de Lui (« Tu m’as élevé et rejeté » 102/101, 11b), est vécu comme une brûlure intérieure et un état de pesante solitude.
 
Mes jours fondent comme la fumée,
Mes os brûlent comme au feu,
Mon cœur est comme une herbe consumée par le feu ;
J’en oublie de manger
Mes muscles se collent contre mes os.
Comme le pélican du désert,
Comme la chouette dans les ruines,
Je suis comme un oiseau solitaire
Blotti sur un toit. (102/101, 4-8)
 
L’impossibilité de se rapprocher de Dieu, cette manifestation de la colère divine (du reste, le Psalmiste se corrige aussitôt : ses péchés sont la cause de tout) devient la cause d’une maladie douloureuse qui pénètre tout son corps.
 
Seigneur, ne m’inflige pas Ta colère,
Ne me punis pas dans Ton courroux,
Tes flèches m’ont percé,
Ta main m’a écrasé,
Du fait de Ta colère
Je n’ai plus rien d’intact en ma chair,
À cause de mon péché mes os me font mal,
Car mes iniquités m’ont couvert entièrement,
Comme un fardeau pesant
Elles pèsent sur moi.
Mes plaies s’infectent et puent
À cause de ma folie.
Je marche tout courbé,
Tout le jour j’erre, abattu
Mes reins m’occasionnent une douleur brûlante,
Tout mon corps n’est que douleur,
Je suis écrasé, sans forces,
Et mon cœur hurle. (38/37, 2-9)
 
Le tourment intérieur d’un homme abandonné de Dieu se découvre particulièrement dans le Psaume 22/21. Et d’ailleurs « intérieur » se comprend non pas d’une manière abstraite, au sens figuré, mais est représenté avec tous les détails anatomiques.
 
Je suis comme l’eau qui s’écoule,
Tous mes os sont disloqués,
Mon cœur est comme la cire,
Il fond au milieu de mes entrailles ;
Mes muscles se dessèchent comme un tesson,
Ma langue se colle à ma gorge,
Tu m’as fait descendre dans la poussière de la mort !  (22/21, 15-16)
 
Et au contraire, quand le Seigneur est proche, alors :
 
Mon cœur jubile,
Mon esprit se réjouit
Et même ma chair est en paix. (16/15,9)
 
Ainsi s’exclame le Psalmiste, inspiré par la présence de Dieu qu’il célèbre dans les termes suivants :
 
Le Seigneur est la part de mon héritage et ma coupe,
Puisqu’Il est à ma droite, je ne chancellerai pas.
Cette part qui m’est échue pour mes délices
Est magnifique. Je Te bénirai, Seigneur,
Car Tu me ramènes à la raison.
Je Te dirai ma reconnaissance, Toi qui me conseilles :
Même la nuit, ma conscience m’avertit. (16/15, 9)
 
Cette plénitude de vie et de délectation qui vient de la communion avec le Dieu vivant est encore plus profonde lorsque le Psalmiste prend conscience de son insignifiance et de sa fragilité qui s’empare de lui loin de Dieu, l’homme loin de la communion avec Dieu se plonge dans un « sommeil de mort ».
 
Jusques à quand, Seigneur, m’oublieras-Tu ?
Détourneras-Tu longtemps de moi Ta Face ?
Devrai-je encore longtemps me tourmenter l’âme dans mes pensées, 
Le désespoir au cœur, tous les jours sans relâche ?
L’ennemi m’attaquera-t-il encore longtemps ?
Seigneur Dieu, regarde-moi !
Réponds-moi !  Illumine mon regard !
Que je ne m’endorme pas du sommeil de la mort,
Que l’ennemi ne dise pas : je l’ai vaincu. (13/12, 2-5)
 
Si dans l’extrait cité plus haut le « sommeil de la mort » peut se comprendre littéralement comme le danger mortel venant de l’ennemi, les exemples suivants ne permettent pas de douter qu’il s’agit d’un état spécial de l’âme ; n’ayant pas l’assurance que Dieu l’entend, le Psalmiste se compare avec ceux « qui descendent dans la fosse ».
Seigneur ! Mon roc !
Je crie vers Toi !
Ne sois pas sourd !  Ne Te tais pas !
Sinon je serai comme ceux qui descendent dans la fosse !
Seigneur, entends ma supplication,
Mon cri quand je T’appelle !  (28/27, 1-2a)
 
Réponds-moi vite, Seigneur !
Mon esprit défaille
Ne détourne pas de moi Ta Face !
Sinon je serai comme ceux qui descendent dans la fosse.
Fais-moi entendre Ta miséricorde dès le matin !
J’ai mis en Toi mon espérance !  (143/142, 7-8a)
 
Le Psalmiste est pressé d’entendre la réponse, car son absence est semblable à la mort. En revanche, entendre Sa miséricorde, voir Son visage est synonyme de vie : Dieu sauve l’âme de la mort (56/55, 14a). Le Psalmiste crie vers Dieu, pour que Dieu entende et lui réponde et lorsque Dieu répond, alors Il lui donne des forces, de l’assurance et de la fermeté.
Tu m’as répondu le jour où je criais vers Toi,
Tu as insufflé de la force dans mon âme (138/137,3)
 
Dans ma tribulation j’ai crié vers Dieu
Et Il m’a exaucé et mis au large. (118/117,5)
 
Ta réponse m’a fait grandir,
Elle allonge ma foulée,
Mon pied ne bronchera pas ;
Je poursuivrai mon ennemi et je l’atteindrai,
Je ne le lâcherai pas avant de l’avoir vaincu ;
Je lui tordrai le cou : il ne pourra se relever,
Il tombera à mes pieds. (18/17, 36b-39)
 
Et voici encore un exemple, peut être de l’expression la plus résolue d’enthousiasme qui s’empare du Psalmiste au moment de l’illumination divine.
Seigneur, Tu m’as illuminé de Ta lumière,
Dieu a brillé pour moi dans les ténèbres !
Je me jetterai avec Toi
Sur l’armée ennemie ;
Avec mon Dieu, en un instant,
Je franchirai la muraille ! (18/17, 29-30)
 
 
Écoutons une fois encore un début de psaume (comme cela ressemble peu aux prières que nous avons coutume d’adresser à Dieu) :
 
J’aime quand le Seigneur entend la voix de ma prière,
Quand Il incline vers moi Son oreille.
Tant que je vivrai j’appellerai. (116-114, 1-2).
 
L’expression « j’aime » (hébr. AHAVTI), que nous trouvons tout au début du psaume 116/114, ne se retrouve que dans deux autres psaumes : 119/118 où l’auteur proclame son amour pour la Torah et ses commandements, et le psaume 26/25 où il parle de son amour pour le Temple. Le Psalmiste aime le Temple, c’est-à-dire le lieu que Dieu a choisi pour Sa présence et où tout témoigne de la gloire de Dieu (29/28,9) ; il aime la Torah où sont inscrites les paroles dans lesquelles Dieu Se révèle et révèle Sa volonté et de plus, il aime quand Dieu incline vers lui Son oreille et entend les paroles de sa prière. Pour le psalmiste, lorsqu’il se tient devant Dieu, l’important n’est pas ce qu’il Lui dira, mais ce qu’il entendra de Dieu ; la prière qui commence par la langue doit se terminer par l’audition. Et tant que le Psalmiste n’a pas entendu la réponse qui donne de l’espace et de la force à l’âme, qui fait se réjouir le cœur et qui calme la chair, il demeure jour et nuit dans une tension épuisante de toutes ses forces, et cette tension se résout par un cri, un appel à Dieu accompagné de larmes : « Réponds-moi vite ! ».
 
Contrastant avec cet appel à entendre, à répondre, à venir promptement à l’aide, un autre cri est non moins assourdissant dans le Psautier : le cri de louange. Dieu a entendu. Il a manifesté Sa miséricorde et le Psalmiste réagit immédiatement par une louange à voix tonitruante et des bénédictions : la voix de la joie, du triomphe, du chant, pénètre tout le livre des Psaumes.
 
Je célèbre mon Roi et mon Dieu !
Je bénis Ton Nom dans les siècles !
Chaque jour je Te bénis
Et je loue Ton Nom dans les siècles ! (145, 1-2)
 
Le Psalmiste s’adresse au Seigneur et l’appelle le Dieu de ses louanges : « Dieu de ma louange, ne reste pas silencieux ! »  (109,1). De la voix de louange qui s’élève au-dessus de tous les malheurs, et les chocs dans lesquels se trouve l’auteur des psaumes dérive le nom d’un livre : en hébreu, le livre des Psaumes s’appelle THILIM, mot-à-mot : « Louanges ». Dans la rédaction définitive, les psaumes se répartissent en cinq parties : les quatre premières se terminent par de courtes doxologies, c’est-à-dire d’appels à louer Dieu. Cette louange augmente et se densifie vers la fin du livre : la cinquième et dernière partie se termine par cinq psaumes doxologiques (146-150), le premier et le dernier mot de ces psaumes étant l’exclamation de joie : « Alleluia ! » (hébr : HALLELUIA : louez le Seigneur !) Enfin la voix de la louange atteint son point culminant dans le dernier psaume (150) : il contient cinq versets dont chaque hémistiche se termine par un appel à louer le Seigneur (dix louanges), le sixième verset : « Que tout souffle loue le Seigneur ! » est la doxologie de conclusion qui termine tout le livre des Louanges.
Alleluia !
Louez Dieu dans Son sanctuaire ! Louez-Le au firmament de Sa puissance !
Louez-Le pour Ses haut faits ! Louez-Le dans Sa grandeur immense !
Louez-Le au son de la trompette ! Louez-Le sur la harpe et la cithare !
Louez-Le en dansant au son du tambourin ! Louez-Le au son des instruments !
Louez-Le sur les cymbales sonores ! Louez-Le sur les cymbales de jubilation !
Que tout souffle loue le Seigneur !
Alleluia !
 
Pour le Psalmiste, le cri de louange est intimement lié à la maison de Dieu (Sion, Jérusalem), avec le lieu que Dieu a choisi pour Sa présence. Il énumère avec amour les noms et les épithètes dans lesquels Jérusalem est glorifiée comme le lieu du Temple et de la gloire de Dieu.
Grand et glorieux est le Seigneur !
Dans la cité de Dieu, chez nous
Est Sa montagne sainte,
Merveilleuse hauteur,
Joie de toute la terre,
La Montagne de Sion,
La demeure de Dieu,
Maison du Roi et Maître,
Où Dieu Lui-même est dans Son palais,
Rempart éprouvé par nous. (48/47, 2-4)
 
« Le zèle pour Ta maison me dévore » (69/68,10).  C’est précisément vers cet endroit, vers les parvis du Seigneur, que le Psalmiste tend de tout son cœur.
 
Seigneur des puissances !
Que Tes demeures sont désirables !
Mon âme se languit des parvis du Seigneur,
Mon cœur et ma chair chantent pour le Dieu vivant…
Même les oiseaux trouvent un abri…le moineau son nid,
Pour y placer ses petits : Tes autels,
Seigneur des puissances, Maître, mon Roi.
Bienheureux celui qui demeure dans Ton Temple
À chanter Tes louanges ! (84/83, 2-5)
 
En pensant à Dieu, l’auteur des psaumes se rappelle toujours Jérusalem. Dans le psaume intitulé « Chant de David au désert de Judée », il épanche sa mélancolie et sa soif spirituelle : il se transporte en pensée du désert aride au Temple où il voudrait rester toute sa vie à bénir le Seigneur.
 
Mon Dieu, je Te cherche !
Mon Dieu, mon âme a soif de Toi,
Dans une terre déserte, aride et sans eau.
Dans le Temple je Te verrai,
Je contemplerai Ta gloire et Ta puissance,
Ta miséricorde m’est plus chère que la vie !
Je ferai monter vers Toi ma louange !
Toute ma vie je Te bénirai,
En élevant les mains vers Toi,
J’invoquerai Ton Nom.   (63/62, 2-5)
 
Il y a encore un chant (qui se compose de deux psaumes : 42/41 et 43/42), qui a un point d’attache géographique très précis : la montagne de Mitsar, l’une des hauteurs de l’Hermon, à la source du Jourdain, c’est-à-dire dans l’extrême Nord d’Israël, à la frontière avec le Liban. Pour l’auteur du Cantique des Cantiques, ce sont les lieux les plus désirés et les plus splendides : c’est de là que du Liban s’écoulent les eaux qui arrosent le jardin (CC 4,15), que viennent les parfums odorants (CC 4,11), et même la fiancée (CC 4,8). Mais même dans ces contrées le Psalmiste, loin du Temple de Jérusalem, parmi des étrangers, est triste. De même que dans le psaume précédent le désert aride devient l’image de la soif spirituelle, ici aussi, les torrents qui arrosent les hauteurs du Jourdain deviennent l’image des malheurs qui atteignent le Psalmiste en terre étrangère : « La masse de tes flots et de tes vagues a déferlé sur moi ». Mais à toutes les circonstances portant à la tristesse, il oppose son rêve du Temple, des sons de la liturgie, des chants de louanges. Et dans ces rêves, le Psalmiste trouve pour lui-même de brèves consolations qui se changent de nouveau en pleurs et en tristesse parce qu’il est loin de Dieu et de Sa Maison.
 
Comme gémit une biche après l’eau vive,
Ainsi gémit mon âme vers Toi, mon Dieu.
Mon âme a soif du Dieu vivant.
Quand irai-je et paraîtrai-je devant la Face de Dieu ?
Jour et nuit mes larmes me tiennent lieu de pain,
Tout le jour on me répète : Où donc est ton Dieu ?
Mon âme fond au-dedans de moi,
Lorsque je me revois marchant dans la foule,
Entrant dans la maison de Dieu au son des acclamations,
Des cris de joie et de louange.
 
Mon âme, pourquoi es-tu triste ?
Pourquoi pleures-tu en moi ?
Espère en Dieu, je Le louerai encore…
Lui, mon Dieu et mon Sauveur !
 
[Mon Dieu], mon âme est triste
Parce que je me souviens de Toi
Au pays du Jourdain,
Sur les hauteurs de l’Hermon,
Du haut de la montagne de Mitsar.
 
L’abîme appelle l’abîme,
Quand grondent tes cataractes,
La masse de tes flots et de tes vagues a déferlé sur moi.
 
Le jour le Seigneur me manifestera sa miséricorde,
La nuit je composerai une hymne pour Lui,
Une prière au Dieu de ma vie,
À Dieu mon rocher, je dirai :
Pourquoi m’as-Tu oublié ?
Pourquoi dois-je subir le joug de l’ennemi ?
Et marcher d’un air sombre ?
 
Quand mes ennemis me raillent,
C’est comme les os qu’on me brise :
Ils me disent du matin au soir
Ton Dieu, où est-Il ?
 
Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ?
Pourquoi pleures-tu en moi ?
Espère en Dieu : je Le louerai encore,
Il est mon Dieu et mon salut.
 
Rends-moi justice, ô Dieu, et défends ma cause.
Sauve-moi des hommes cruels, hypocrites et menteurs.
 
Mon Dieu, Tu es mon appui !
Pourquoi m’as-Tu abandonné ?
Pourquoi dois-je subir le joug de l’ennemi ?
Pourquoi m’en vais-je attristé ?
 
Envoie-moi Ta lumière et Ta vérité,
Qu’elles me guident vers Ta montagne sainte
Là où Ta tente est dressée.
 
Et en arrivant devant Ton autel,
Mon Dieu, je chanterai Ta louange sur la cithare,
Au Dieu de joie et de réjouissance,
À mon Seigneur, à mon Dieu.
 
Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ?
Pourquoi pleures-tu en moi ?
Espère en Dieu : je Le louerai encore,
Il est mon Dieu et mon salut. (42/41 ; 43/42)
 
Dieu vit dans les louanges, c’est-à-dire qu’Il Se manifeste en réponse aux louanges que fait monter le peuple pour Lui. Mais il n’y a pas que l’éloignement géographique qui empêche de se joindre au chœur triomphant des louanges adressées dans le Temple : cela peut être dû aussi à une étrangéification intérieure.
 
Mon Dieu Tu es saint,
Tu habites dans le Sanctuaire, louange d’Israël !
Nos pères ont espéré en Toi et Tu les as sauvés ;
Ils ont crié vers Toi et Tu les as libérés ;
Ils ont espéré en Toi et n’ont pas été confondus.
 
Mais moi, je suis un ver et non un homme,
L’opprobre des hommes et le rebut du peuple.
Ceux qui me voient se moquent de moi,
Ils hochent la tête et ouvrent grandes leurs bouches
Pour dire : « Il avait confiance en Dieu,
Alors, que Dieu le sauve,
Qu’Il le tire d’affaire, lui que Dieu aimait. (22/21, 4-9) 
 
Mais dès que le Seigneur répond à la supplication, le style et l’intonation du psaume changent aussitôt : la voix du psalmiste prend de l’assurance. Elle résonne à l’assemblée des frères et les appelle à louer ensemble le Seigneur.
 
Seigneur, Tu as répondu à mon appel !
 
J’annoncerai Ton Nom à mes frères,
Dans l’assemblée du peuple je chanterai pour Toi :
Fidèles du Seigneur, louez-Le !
Descendants de Jacob, chantez Sa louange !
Descendants d’Israël, honorez-Le tous !   (22/21, 22b-24)   
 
Le Psautier dans la Bible nous rappelle que la Révélation de Dieu est impossible en dehors de la communion avec Dieu, et dans cette communion avec Dieu, l’homme a sa propre voix. Le prophète est l’homme à qui Dieu parle ; le Psalmiste est l’homme qui parle à Dieu. Ou plutôt qui crie vers Lui, et crie de toutes ses forces, comme nous l’avons vu. Il souhaite crier jusqu’à Dieu, et cherche les paroles et les intonations qui pourraient retenir l’oreille de Dieu. C’est ainsi, devant Dieu, que passe toute sa vie, et tout ce qu’il faut affronter dans l’existence : solitude, trahison, faim, maladies, peur de l’ennemi, défaites, victoires, grandeur… mais le plus décisif, c’est seulement la proximité envers Dieu.
 
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces ! » (Dt 6,5) ce commandement, par comparaison avec les autres qui sont d’habitude en fonction des possibilités et des besoins, nous frappe par son maximalisme. Comment se tourner vers le Seigneur au maximum de toutes ses forces ? Ce maximalisme de l’Ancien Testament est-il réalisable ? Ces questions seraient restées sans réponse s’il n’y avait pas eu dans le canon de la Bible le livre des Psaumes. Mais même le Psautier ne nous donne pas de réponses directes : il nous montre seulement, ou plutôt il nous permet d’entendre la voix d’un homme pour lequel tendre vers Dieu est devenu le contenu de toute son existence.
En Dieu est mon salut et ma gloire,
Dieu est mon refuge, ma force, mon rocher ;
Peuple, faites-Lui confiance en tout temps,
Épanchez votre cœur devant Lui seul,
Notre rempart c’est Dieu !
L’homme n’est pas plus que la buée sortant de la bouche,
Les fils des hommes sont des trompeurs,
Mettez-les sur la balance :
Tous ensemble ils sont plus légers que la buée   (62,8-10)
 
Sans réponse, hors de la communion avec Dieu, l’homme n’est que « la buée sortant de la bouche » hébr. HEVEL souffle, respiration, ce mouvement léger, à peine perceptible, de l’air près de la bouche et des narines, qui continue d’être tant que l’homme est en vie, et sur lequel se tient toute sa vie, d’où ce sens complémentaire—de vanité, d’agitation. Le Psalmiste revient plus d’une fois sur le thème de la fragilité et de la vanité de la vie humaine : Il n’est que de la « buée sortant de la bouche », mais lorsque Dieu s’approche de l’homme, et lui répond, alors l’homme acquiert la dignité et la gloire divine.
Qu’est-ce que l’homme que Tu te souviennes de Lui,
Qui est-il pour que Tu le visites ?
Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu,
Tu l’as couronné de gloire et d’honneur. (8,5-6),
 
« Ne reste pas silencieux ! » crie le Psalmiste. « Ne sois pas sourd ! » Sans la présence tactile et audible de Dieu, il ne trouve pas le repos et dans son désir de se rapprocher de Lui (que Dieu Se rapproche de lui), il se découvre jusqu’à son cœur brisé et son esprit épuisé. Suivant l’auteur des psaumes, nous voyons que pour être devant Dieu face à face, attendant une réponse, il faut Lui faire une confiance totale (« Tu connais ma folie, mes péchés ne Te sont pas cachés » (69/68,6), lorsqu’on met en Lui toute son espérance (en Dieu j’ai mis mon espérance, que peut me faire l’homme, je n’ai peur de rien !   (56/55,5)) et silencieux pour tout (je demeure silencieux, je n’ouvre pas la bouche ! (39/38, 10)) pour unir toutes ses forces dans un seul cri vers le Dieu unique… qui ne laissera pas ce cri sans réponse.
 
Pour tous ceux qui L’invoquent, le Seigneur est proche,
Pour tous ceux qui L’invoquent en vérité,
Il accomplit le désir de ceux qui L’honorent,
Il entend leur cri et Il les sauve ! (145/144, 18-19)
 
Et enfin : Dieu est admirable, mais n’est-il pas admirable lui aussi, celui qui est capable de L’invoquer et d’entendre Sa parole ?
 
Tu as créé mes membres,
Dans le sein de ma mère Tu m’as gardé,
Gloire à Toi : je suis une merveille admirable !
Je le sais : Toutes Tes œuvres sont merveilleuses. (139/138, 13-14)
Grand Carême 2018.
 
N.B. La traduction des Psaumes en français a été faite principalement à partir de la traduction de l’hébreu en russe du Père Léonide Grilikhès.


Être citoyen du Royaume des Cieux
 
Le Royaume des Cieux et le Royaume de Dieu, ces expressions se retrouvent à de nombreuses reprises dans le Nouveau Testament. Dans l’Évangile de Matthieu, il est dit que le Christ a prêché l’Évangile du Royaume (4,23). Mais qu’est-ce que ce Royaume, comment comprendre cela ?
Dans la conscience de beaucoup d’entre nous, le concept de « Royaume des Cieux » est identique au concept de « Paradis » l’endroit où demeurent après leur mort les « braves gens ». Une autre explication, très courante, de cette expression, est celle d’un « siècle d’or » sans fin, et qui adviendra après le second avènement du Christ, après le jugement dernier. Mais alors, pourquoi Jean-Baptiste dit-il : « Repentez-vous, car le Royaume des Cieux est proche » (Mt 3,2). Qu’est-ce qui est effectivement proche ?
Et si le Royaume des Cieux ou le Royaume de Dieu, c’est ce dans quoi chacun de nous peut entrer lui-même dès maintenant, alors comment faire pour recevoir la citoyenneté dans le Royaume qui n’est pas de ce monde (Jn 18,36) ?
Nous avons posé la question à l’archiprêtre Léonide Grilikhès. Le père Léonide, que les lecteurs de notre revue connaissent déjà, est maintenant vice-recteur de l’église-mémorial Saint Job le grand souffrant à Bruxelles et ERHF), mais récemment encore il était chef de chaire des études bibliques à l’Académie de Théologie de Moscou.
 
Il faut commencer par l’adjectif « des Cieux ». Nombreux sont ceux qui ont l’impression que : « des Cieux », cela veut dire « pas ici, pas dans ce monde », mais « là-bas quelque part, très loin en haut ». En fait, à l’époque du second Temple, à l’époque de la vie terrestre du Sauveur, le mot « le ciel » ou « les Cieux » était utilisé pour remplacer le mot « Dieu ». Cet usage des mots, nous ne le trouvons pas dans l’Ancien Testament, mais il est caractéristique pour le temps de l’Évangile. Dans la parabole du fils prodigue : Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi (Lc 15,18). « Contre le ciel », dans ce cas, veut dire contre Dieu. Dire « le Royaume des Cieux », c’est la même chose que dire « le Royaume de Dieu ». L’apôtre Matthieu a écrit son Évangile pour des juifs, c’est pourquoi il employait le mot « des Cieux ». Et dans l’Évangile de Marc, qui est destiné aux païens, on emploie l’expression « Royaume de Dieu », que nous trouvons parfois aussi chez Matthieu par exemple : il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux ; et je vous dis encore : il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu (Mt 19,23-24 ; épisode du jeune homme riche).
Le Royaume de Dieu, c’est le Royaume de l’amour de Dieu, de la paix et de la vie de Dieu. Et Dieu Lui-même, dans la mesure où Il est accessible à l’homme. Dans la mesure où la vie de l’homme est en communion avec la vie Divine, on peut dire que l’homme demeure dans le Royaume des Cieux.
 
Le Royaume des Cieux, c’est une réalité unissant Dieu et l’homme. Au commencement, le monde fut créé pour que l’homme, comme être parfait, devienne participant de la vie Divine dans toute la plénitude qui lui est accessible. Mais l’homme n’a pas réussi à s’acquitter de cette tâche ; sa chute est racontée au chapitre 3 du livre de la Genèse. Et l’homme, ayant cru le serpent, chute loin de Dieu et des descendants d’Adam, plus précisément son fils aîné Caïn, tentent d’organiser leur vie sur la terre sans Dieu. Ils posent les fondements d’une civilisation purement humaine et terrestre, ils construisent une ville, ils l’entourent d’un mur, ils inventent différents instruments, y compris des instruments de musique, pour compenser avec des moyens humains, l’absence du Royaume de Dieu sur terre : la vie et les occupations des descendants de Caïn nous sont décrites au chapitre 4 de la Genèse. Mais il y avait encore d’autres descendants d’Adam, les fils de Seth, qui invoquaient le Nom de Dieu (cf. Gn 4,25), qui conservaient la mémoire de Dieu et avaient la nostalgie de Dieu. Ils comprenaient que l’homme ne peut être limité uniquement à une existence terrestre, mais qu’il est créé pour être participant de la vie divine. Et pour ces gens, Dieu conserve et sauve le monde petit à petit, progressivement, en découvrant devant les personnes, son Royaume. Et voici enfin que se produit l’Incarnation : le Christ unit en Lui la nature humaine et la nature Divine. La manifestation du Christ dans le monde, c’est elle la plénitude de la révélation Divine à l’homme, c’est le Royaume de Dieu qui se rapproche de l’homme d’une manière toute particulière. Et c’est de cela que Jean-Baptiste parle aux hommes. Et c’est précisément cela que nous annonce la bonne nouvelle évangélique.
 
Le Royaume des Cieux, ce n’est pas ce qui se trouve au-delà de la mort, ce n’est pas ce qu’il y a quelque part dans d’autres mondes ou dans un futur lointain. Le Royaume des Cieux, c’est l’union du Créateur et de la créature, de Dieu et de l’homme.
 
L’histoire du Royaume c’est l’histoire des relations entre Dieu et l’homme : une histoire compliquée, dramatique : l’homme ne garde pas toujours la fidélité à son Roi, pourtant Dieu reste toujours fidèle à Son amour pour l’homme. Quand l’homme s’éloigne du Royaume de Dieu, quand il cherche sa propre indépendance, Dieu continue d’attendre son retour. Dieu est toujours prêt à pardonner à l’homme et à le recevoir dans Son Royaume.
 
Le Royaume de Dieu se découvre pour chaque homme qui invoque le Nom de Dieu, qui se trouve dans la lignée des descendants d’Adam pour lesquels le monde spirituel est réel et n’est pas indifférent. Cependant, ce n’est pas aussi simple : cela exige de l’homme des efforts constants : depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu’à présent, le Royaume des Cieux se prend par la force et ce sont les violents qui s’en emparent (Mt 11,12). Avant tout, il faut faire un choix, il faut se tourner résolument vers le Royaume. Il faut aimer ses lois ; si nous les aimons, et si nous tâchons de les mettre en pratique, si nous regrettons, et si nous nous repentons chaque fois que nous n’arrivons pas à mettre en pratique cette loi en vigueur dans le Royaume, et que de nouveau nous réessayons, alors nous commençons petit à petit à renaître pour devenir des citoyens du Royaume des Cieux.
 
Et quelles sont-elles, ces lois en vigueur dans le Royaume de Dieu ? Les lois dans un royaume ordinaire, terrestre, ce sont toujours des limitations, elles fixent la mesure, la frontière de ce qui est permis. Mais dans le Royaume de Dieu il n’y a pas de mesure. Les pharisiens enseignaient qu’il fallait pardonner à celui qui vous avait offensé ; il fallait pardonner, bien sûr, mais seulement trois fois au maximum. L’apôtre Pierre, quand il demande au Christ combien de fois dois-je pardonner à mon frère qui pèche contre moi ? Est-ce jusqu’à sept fois ? (Mt 18,21 22) dépasse déjà cette mesure : tout de même, ce n’est pas en vain qu’il a, pendant trois années, suivi le Maître. Mais que répond le Seigneur à Pierre ? Je ne te dis pas : jusqu’à sept fois mais jusqu’à 77 fois sept fois. Il faut pardonner jusqu’à l’infini ! Ne serait-ce que parce que à toi-même le Seigneur t’a pardonné peut-être incomparablement plus que tu ne pardonnes en ce moment, c’est de cela que parle la parabole qui suit immédiatement ces paroles : celle du débiteur impitoyable (Mt 18,23-35).
 
 
Dans le livre du Lévitique (5,15-16) il est prescrit de donner aux pauvres jusqu’à un cinquième de ses biens. Le publicain Zachée, sous l’influence frappante de la rencontre avec le Christ, exprime qu’il est prêt à donner la moitié de ses biens aux pauvres (Luc 19,8) ; mais au jeune homme riche, le Seigneur propose de donner tout. Ce n’est pas pour le jeter dans la misère, mais parce qu’Il le regarda et l’aima (Mc 10,21) et a souhaité pour lui un trésor dans les Cieux.
 
Et qui est mon prochain, demande le docteur de la loi au Christ. Il demande au Seigneur de lui délimiter le cercle de ces personnes à qui s’applique le commandement d’amour. Mais en réponse, le Seigneur raconte la parabole du bon Samaritain, dont le sens est que chacun de ceux dont on peut s’approcher pour lui témoigner de la sollicitude, de l’aide, de l’attention sera notre prochain. L’amour n’a aucune frontière et aucune limite : plus il y a de gens auxquels on a fait du bien, plus il y a de prochains.
Dans le Royaume des Cieux il n’y a pas non plus de calcul : ceux qui sont venus travailler les derniers reçoivent autant que les premiers, et si les premiers voient en cela une injustice et tentent de protester, ils entendent en réponse : ou bien ton œil est envieux parce que je suis bon ? (Mt 20, 1-15). Dans le Royaume de Dieu, il n’y a pas de loi comme de trait, comme de limite, tout l’Évangile est pénétré d’un appel à la perfection maximale possible. Dieu c’est la perfection sans limite, et nous, si nous voulons être des sujets de son Royaume, nous devons nous efforcer de nous rendre semblables à lui : soyez parfaits comme votre Père des Cieux est parfait (Mt 5,48).
 
Les lois du Royaume de Dieu sont étonnantes parce qu’elles nous parlent de la valeur infinie de chaque vie humaine. Dieu dans ce Royaume n’est pas seulement le Roi, Il est aussi le Père. Dans la parabole du fils prodigue, il y a des paroles remarquables : tandis que le fils qui revenait était encore loin, son père l’aperçut (Lc 15,20). Qu’est-ce que cela signifie ? Jour après jour, le père sortait regarder au loin. Il attendait son fils cadet qui était parti : la douleur constante du père et son espoir constant : il reviendrait ! Et dès qu’il aperçoit son fils, il court à sa rencontre, il l’embrasse ; le fils tente de demander pardon, mais le père ne le laisse pas achever sa phrase. Voilà l’image du Royaume de Dieu, où le Roi n’est pas seulement un potentat, mais un Père, également, qui attend, qui regarde, qui scrute le lointain où nous sommes allés en nous éloignant de Lui et qui espère que nous reviendrons. Et c’est Lui le premier qui court à notre rencontre, le premier qui nous embrasse et qui nous restaure dans notre dignité d’enfants de Dieu.
 
Le père va à la rencontre de son fils, mais le fils va aussi à la rencontre du Père : voici que je me tiens à la porte et je frappe, dit le Seigneur dans l’Apocalypse de Jean le Théologien (3,2), et dans l’Évangile de Luc (11,9) au contraire : frappez et l’on vous ouvrira. Dieu veut que nous soyons sauvés, Il veut que nous entrions dans Son Royaume ; mais si nous-mêmes ne sommes pas frappés par Sa parole, si nous ne réagissons pas, si nous ne nous tournons pas vers Lui qui nous appelle, alors nous ne Le rencontrerons pas. Le Royaume de Dieu, c’est le lieu de la rencontre de l’homme avec Dieu. Et cette rencontre change l’homme du tout au tout, parce que dans sa vie, une nouvelle réalité est entrée : le Royaume de Dieu est au-dedans de vous (Lc 17,21). L’homme vit dans l’espace et dans le temps, mais tout d’un coup une autre dimension se révèle. Elle se révèle à lui avec une telle force d’affirmation que l’homme ne peut pas en douter : ce qui arrive est vrai et authentique. Et cela le change. L’exemple des apôtres et ensuite de nombreux saints, c’est l’exemple des changements colossaux en l’homme.
 
Comment arriver à provoquer ces changements ? Dans la parabole du fils prodigue, le père dit au fils aîné, à celui qui a toujours été fidèle : tout ce qui est à moi est à toi (Lc 15,31). Ainsi parle le Seigneur à chacun de nous, mais nous devons Lui répondre de la même façon : Seigneur, tout ce qui est à moi est à Toi. Alors nous vivrons dans le Royaume de Dieu : non pas après la mort, mais déjà ici, sur la terre. Bienheureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté (Mt 5,3) : celui qui est parvenu à la pauvreté complète, et qui a renoncé à tout ce qui est à lui, à tout ce qui n’est pas de Dieu : car c’est à lui qu’appartient le Royaume des Cieux. Et qu’est-ce qui peut être plus riche que ce Royaume ? Voilà pourquoi il faut le chercher avant tout (Mt 6,33). Et tout le reste vous sera donné par surcroît, parce que votre Père des Cieux sait de quoi vous avez besoin (Mt 6,32).
 
Le Royaume de Dieu dans l’Évangile est semblable à un roi, qui avait fait un festin de noces pour son fils (Mt 22,1-14). Le festin, c’est le lieu de la joie et de la gaieté. C’est le lieu de la générosité, où il ne faut se soucier de rien car le Maître prend sur lui tous les soucis de l’organisation. De nous il n’est exigé qu’une seule chose : venir à ce festin. Mais cela n’est pas si simple, parce qu’il faut savoir reporter tout ce qui nous semble si important (Cf. la parabole des invités au festin Mt 22,11-12).
 
Le Seigneur compare le Royaume des Cieux à un trésor caché dans un champ (Mt 13,44), à un marchand qui cherche de belles perles (Mt 13,45), à un filet (13,47) au levain ; au grain de sénevé (Lc 13,18-21). Pourquoi le Seigneur utilise-t-il toutes ces comparaisons ? Et ce dont Il parle est très compliqué à traduire en paroles. Cette nouvelle réalité qu’annonce le Seigneur ne cadre pas avec l’expérience quotidienne. C’est pourquoi Il recourt à la langue des images les plus proches et les plus compréhensibles à l’homme. En outre, les paraboles, sans donner de réponse directe, nous incitent à chercher. C’est précisément ce qui est exigé de l’homme. Il ne peut pas se contenter de « lire superficiellement » ce qui lui est enseigné, mais doit rechercher constamment le sens au-delà des mots. Qu’en pensez-vous : l’Évangile est-il un livre de questions ou de réponses ? Plutôt de questions ; mais dans les questions elles-mêmes, nous trouvons les réponses. Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende (Mt 25,30). Ici, le Seigneur ne parle pas de l’audition physique. Il faut entendre ces paraboles pour être frappé par elles, pour n’avoir de cesse de trouver la réponse. Chacune de ces paraboles, ce n’est pas seulement une illustration, c’est une incitation à la recherche, parce que dans le Royaume des Cieux on ne peut pas s’arrêter, dans le Royaume on ne peut pas acquérir un « permis de séjour » qui nous permettrait, une fois acheté, d’en jouir pour toute la vie. Non ! Dans le Royaume des Cieux, il faut constamment vouloir avancer : qui n’amasse pas avec moi, dissipe (Mt 12,30).
 
Si nous voulons être des citoyens du Royaume, qui n’est pas de ce monde (Jn 18,36), il faudra choisir entre lui et le monde. Et ici il faut comprendre ce qu’est le monde. L’apôtre Jean, dans sa première épître (2,16) écrit : tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse. Et le Royaume de Dieu, c’est le Royaume du Père, du Fils et du Saint Esprit. Si le monde est gouverné par la convoitise des yeux, l’envie et la soif d’accaparer, tout au contraire dans le Royaume de Dieu, c’est la générosité de Dieu le Père. Si dans le monde, notre implication en beaucoup de choses se définit par la satisfaction de besoins corporels et de passions corporelles, la convoitise de la chair, au contraire dans le Royaume des Cieux, c’est la vie spirituelle, la vie en l’Esprit Saint, c’est ce qui élève l’homme au-delà de sa nature et permet à l’homme de vivre en vainqueur, quand on vainc en soi-même les passions. Et si le monde est gouverné par l’orgueil de la vie, dans le Royaume, c’est l’humilité du Fils. Voilà pourquoi le Royaume n’est pas de ce monde. Le monde va dans un sens. Le Royaume nous appelle dans l’autre sens. Le monde nous tient par l’amour de l’argent, l’amour des plaisirs, et l’amour de la gloire. Mais dans le Royaume de Dieu, ce qui s’oppose à cela, c’est la générosité de Dieu le Père, la vie dans l’Esprit, l’humilité du Fils. Et nous devons choisir, et choisir de la manière la plus résolue parce que nul ne peut servir deux maîtres (Mt 6,24).
 
Toute richesse sur la terre nous limite. Plus avons amassé, plus nous sommes liés par cette richesse. Il nous semble que si nous donnons quelque chose, nous le perdrons. Selon les lois du Royaume de la terre, effectivement il en est ainsi : nous avons donné, cela veut dire que nous nous sommes privés de quelque chose. Mais selon les lois du Royaume de Dieu, c’est tout le contraire : plus nous donnons, plus nous recevons. Et plus encore : nous donnons le terrestre temporel, périssable, ce que nous ne prendrons pas avec nous dans la vie éternelle, et nous recevrons les biens impérissables, spirituels, ce qui deviendra le gage de notre vie future : n’amassez pas des trésors sur la terre où la mite et la rouille [var. : le ver] consument (Mt 6,19). On ne peut accumuler pour le ciel qu’en distribuant sur la terre. Celui qui a tout donné sera infiniment riche, parce que tout le Royaume des Cieux est à lui : ne crains pas, petit troupeau ! Car votre père s’est complu à vous donner le Royaume. Vendez vos biens et donnez-les en aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les Cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit (Lc 12,32-33).
 
Nous en avons déjà beaucoup dit sur le Royaume de Dieu, nous abordons la question sous divers angles, mais tout cela, nous pourrions le remplacer par une seule parole : le Royaume de Dieu, c’est le Royaume de l’Amour. Ce n’est que par l’amour qu’on peut rencontrer Dieu, et seul l’amour nous rapproche des autres et nous inspire pour la générosité et la sollicitude. Seul l’amour ne peut jamais s’arrêter et nous pousse en avant. Seul l’amour nous rend résolus. Dieu est amour et les portes de Son Royaume s’ouvrent uniquement au cœur aimant.




Les Voix des Témoins


Notre entretien avec l’archiprêtre Léonide Grilikhès, bibliste, vice-recteur l’église de Saint-Job-le-grand-souffrant à Bruxelles, portera sur les 4 Évangiles canoniques, leur origine, le public pour lequel ils ont été écrits chacun, les points de convergence et de divergence des textes.

– Père Léonide, commençons par la question : pourquoi les Évangiles canoniques c’est-à-dire ceux que l’Église a reconnus comme des sources de la vérité, pourquoi ces Évangiles sont-ils au nombre de 4 ? Car entre eux il y a des divergences, il y a des contradictions, cela peut toujours embrouiller le lecteur. Et n’y a-t-il pas eu dans l’histoire de l’Église des tentatives de créer et d’approuver un texte unique qui réunirait un maximum de renseignements et exclurait les contradictions ?

– Effectivement, cette tendance a existé. Au milieu du IIe siècle, Tatien, un élève de Justin le Philosophe, a tenté de créer sur la base des 4 Évangiles un texte unique qui est appelé le Diatessaron. Les fragments qui se sont conservés montrent que cela avait été fait avec une grande science, et un soin particulier : certains versets du Diatessaron sont littéralement comme une mosaïque, rassemblés à partir de mots et de phrases courtes empruntées aux différents Évangiles. Le texte composé par Tatien a été largement répandu en Orient : chez les Syriens, il a été en usage pendant plusieurs siècles. Par exemple, Éphrem le Syrien a composé ses commentaires évangéliques d’après le Diatessaron. Toutefois, par la suite, l’Église y a renoncé : au Ve siècle, Théodoret de Cyr interdit l’usage du Diatessaron et remet en honneur dans l’Église d’Antioche l’usage des 4 Évangiles. Mais la popularité du Diatessaron est attestée, ne serait-ce que par le fait qu’à Cyr, dans la ville natale de Théodoret, lorsqu’on a confisqué les exemplaires, on a trouvé environ 200 manuscrits.

Pourquoi l’Église a-t-elle renoncé aux tentatives de créer un texte unique ? Car l’existence de 4 Évangiles est effectivement une source de problèmes. Les 4 Évangiles présentent des différences marquantes, ces différences de lecture posent souvent question. En parlant du nombre 4, on compare avec les 4 points cardinaux, étant donné que la prédication évangélique s’est adressée au monde entier. Le prototype allégorique des 4 Évangiles, on le voit dans les 4 fleuves en lesquels se divise le fleuve d’Éden qui arrose la terre (Gn 2,10). Mais pour répondre à la question : pourquoi a-t-on gardé dans l’Église les 4 Évangiles, il faut peut-être se demander : mais qui sont les Évangélistes ? Ils ne s’appelaient pas eux-mêmes de ce terme-là. Même le mot Évangiles, à propos des narrations écrites sur Jésus-Christ, ce terme Évangiles n’a commencé à être utilisé qu’au milieu du IIe  siècle. Les premiers auteurs chrétiens appelaient ces textes autrement. Par exemple, Papias d’Hiérapolis utilise l’expression : « sentences (logia) du Seigneur » ; Justin le philosophe parle des « souvenirs des apôtres » (mais il est lui-même le premier à employer par rapport à ces textes le mot d’Évangile). Qui sont les Évangélistes : des prédicateurs de la doctrine salvatrice et des actes du Christ ? Dans les livres du Nouveau Testament, nous voyons qu’eux-mêmes s’appellent continuellement des témoins (Ac 5,32 ; 10,39 ; 13,31 ; 1Pi 5,1 ; Jn 21,24 etc.) Ils ont accompagné le Sauveur, ils ont vu tout ce qu’Il faisait, ils ont entendu ce qu’Il disait, et ils ont noté leurs témoignages. Le Seigneur Lui-même lors de l’Ascension, dit que les apôtres seront Ses témoins (Ac 1,8). Mais le témoignage d’un seul n’est pas reçu : un seul témoin ne peut suffire… Quel que soit le délit, c’est au dire de 2 ou 3 témoins que la cause sera établie (Dt 19 15 ; voir aussi Mt 18,16; 2 Cor 13,1). Il faut avoir entendu 2 ou 3 témoins avant qu’une décision puisse être prise. Et le Nouveau Testament atteste la venue du Messie, et pour que ce témoignage soit reçu, nous avons besoin, conformément à cet usage instauré par la Bible, de 2 ou 3 témoins. Et nous en avons 4 pour qu’il ne reste aucun doute. On pourra objecter que 3 des 4 : les synoptiques, utilisent les textes l’un de l’autre. Mais alors nous avons au moins 2 témoins : les synoptiques et Jean.

– Et que penser des autres témoins, les Évangiles non canoniques ?

– C’est ici la limite : les Évangiles non canoniques, l’Église ne leur reconnaît pas un témoignage autorisé. La voix des témoins vivants, nous l’entendons seulement dans les 4 Évangiles canoniques. Parmi eux, Matthieu et Jean sont deux apôtres, des disciples du Sauveur, qui ont été choisis par Lui pour continuer Sa mission (voir Mt 10,2-3) ; Marc est un disciple et un compagnon de route constant de l’apôtre Pierre, il note la prédication de son maître, et son Évangile est marqué de l’autorité du premier des apôtres. L’Évangéliste Luc, dans la tradition orthodoxe, est très étroitement lié avec l’apôtre Paul et avec la Très Sainte Mère de Dieu ; en outre, Luc utilise de nombreuses sources, les plus anciennes, écrites et orales, ce qu’il nous dit au début de son Évangile. De plus, leur témoignage est dirigé par la puissance de l’Esprit : vous recevrez une force quand descendra sur vous l’Esprit Saint, et vous serez mes témoins (Ac 1,8). C’est pourquoi Pierre a pu dire : nous sommes Ses témoins, nous et le Saint Esprit (Ac 5,32). La voix d’un témoin et la puissance de l’Esprit, c’est ce qui différencie les 4 Évangiles canoniques de ceux, nombreux, qui ne rentrent pas dans ce canon.

– Vous venez de dire que les textes des Évangiles s’appelaient d’abord en particulier « souvenirs des apôtres ». Effectivement, ils sont rétrospectifs : les paroles du Sauveur ont été transmises, au papier (au parchemin, au papyrus…) quelque temps après avoir été prononcées. Il n’y a nulle part d’indications comme quoi quelqu’un a noté directement à la suite du Christ ce qui avait été prononcé. Et il n’y avait rien de semblable à la sténographie, il était difficile d’écrire, et c’était un processus lent. Comment, dans de telles conditions, une transmission précise des paroles du Sauveur est-elle possible ?

– Selon vous, quel est le vecteur le plus sûr pour la transmission : un texte écrit ou la mémoire ? Le Seigneur a prêché à une époque où il n’y avait ni dictaphones ni ordinateurs, et pas non plus de typographie. Et le livre (ou plutôt le rouleau) était une chose rare et chère. C’est pourquoi la mémoire était le principal gardien de l’information. Même dans les écoles de cette époque, on n’utilisait pas de cahier, ni de plume, ni de crayon qui sont indispensables de nos jours, mais l’élève devait mémoriser tout à partir de la voix de son maître. Les capacités d’un élève se mesuraient directement à sa mémoire. Un dicton de sagesse antique affirme que tous les élèves se répartissent en 4 groupes : les uns mémorisent lentement et se souviennent longtemps, les autres mémorisent lentement et oublient vite, les troisièmes mémorisent vite et oublient vite, et enfin les derniers mémorisent rapidement et se souviennent longtemps. Et bien sûr, chaque enseignant aurait voulu avoir justement un élève dont la mémoire agrippe, qui se rappelle précisément et garde pour longtemps ses paroles. Dans ce cas, le maître avait une chance que son enseignement ne serait ni oublié ni déformé, et que l’élève le transmettrait fidèlement à la génération suivante. Mais d’autre part, cela imposait à l’enseignant également certaines obligations. Il devait parler court, densément, en rythme, utiliser des formes de présentation du matériau qui facilitent le travail de mémorisation, recourir à certains procédés mnémotechniques, etc. Et tout cela, nous le trouvons dans ce que dit le Sauveur. Nous voudrions, bien sûr, que quelque chose ait été noté à partir de Sa voix telle que nous l’avons entendue, et on s’imagine aujourd’hui que cela aurait été un grand avantage. Mais à cette époque, on appréciait beaucoup plus les disciples capables de noter tout dans leur mémoire. Une erreur s’insinue plus facilement dans un texte écrit (en marge des textes hébreux de l’Ancien Testament il y a de nombreuses corrections, corrigeant la variante écrite en s’appuyant sur la tradition orale de la lecture), que dans la mémoire. En outre, une notation écrite peut être perdue, déchirée, volée, mais la mémoire non. Autrement dit, à l’époque de l’Évangile, la mémoire était plus forte, était meilleure et inspirait beaucoup plus confiance : elle était, comme nous le dirions aujourd’hui, la forme la plus répandue et la plus sûre pour conserver l’information.
 
– Je m’imagine qu’il y a encore une raison pour laquelle nous faisons confiance aux textes des Évangiles, tels que les paroles du Christ sont transcrites dans ces textes. Si nous vivons maintenant, à une époque où les paroles sont dévalorisées, où les paroles sont totalement en rupture avec les actes, avec la réalité, à une époque où les mots sont manipulés immoralement, les contemporains de la vie du Sauveur sur terre vivaient à une époque où l’attitude envers la parole était totalement différente. Pour eux, le mot prononcé équivalait à un événement matériel, et irréversible. Si on parle de Dieu, organiquement, on ne pouvait pas se permettre de mentir un peu ou, disons, de faire passer ce qui était supposé pour quelque chose qui s’était réellement passé.

– Oui, les gens étaient éduqués dans le caractère strict de l’Ancien Testament, de la loi qui prescrivait d’appliquer à l’égard des faux témoins la même peine qu’il aurait fallu appliquer aux victimes de leurs calomnies ;  les autres en l’apprenant, seront saisis de crainte et cesseront de commettre un tel mal (Dt 19, 18-20). En hébreu, le même mot davar signifie le mot, l’affaire et la chose. Ce témoignage vient de l’Antiquité : la parole et l’acte ne doivent pas diverger. Dans notre vie, une telle identité de la parole et de l’acte est difficile à s’imaginer. N’importe lequel d’entre nous a une grande expérience d’avoir été confronté à l’hypocrisie et au mensonge. C’est le côté négatif du progrès de l’information, du développement des moyens de communication. Sur nous se déversent des torrents de paroles, et ces paroles sont employées avec les buts les plus différents : pour de la propagande, pour manipuler les consciences, etc. bien sûr, dans ces conditions, la parole est dépréciée tout simplement.
 
– Encore une question très difficile. La prédication sur terre du Sauveur a duré trois ans, comme nous le savons. Mais, si nous faisons en pensée un chronométrage des événements reflétés dans les pages de l’Évangile, on n’a pas 3 ans, mais beaucoup moins. Dans l’Évangile de Luc nous lisons que Jésus enseignait dans les synagogues et qu’Il était loué par tous (4,15), et la question se pose : qu’enseignait-Il, que disait-Il ? Oui, nous connaissons le sens général, le grand sens de ce qui venait du Sauveur, mais est-ce que vraiment quelque chose qu’Il a prononcé lui-même peut être superflu pour nous ? Pourquoi les Évangiles sont-ils aussi courts ? Est-ce en raison de « difficultés objectives » ?

Jésus a fait encore bien d’autres choses, mais si on devait écrire tout cela en détail, je pense que le monde entier ne pourrait contenir les livres qu’on en écrirait, l’Évangéliste Jean termine ainsi son Évangile. Bien sûr, humainement, nous voudrions que plus ait été écrit. Nous comprenons que les apôtres ont vu et ont entendu beaucoup plus que ce qui est consigné dans les Évangiles. Mais d’autre part, si nous nous tournons vers ce que nous connaissons des maîtres hébreux contemporains du Sauveur, des sages et de ces mêmes pharisiens, nous verrons que l’on ne raconte autant de choses qu’à propos du Christ. Ce qui est parvenu jusqu’à nous, ce ne sont que des dits et des jugements, des miettes par rapport à ce volume de renseignements à propos du Christ que les Évangiles véhiculent jusqu’à nous. Selon les critères de cette époque, c’est un volume colossal. C’est pourquoi il faut s’étonner non pas que nous sachions si peu, mais que nous connaissons tant de choses de la vie du Sauveur. Sans aucun doute, ce que nous connaissons est plus que suffisant. Nous n’avons aucun problème de manque d’information. Ce que nous ont raconté les Évangélistes renferme toute la plénitude de la Révélation. Tout ce que le Seigneur a voulu révéler, Ses disciples l’ont apporté jusqu’à nous. Rappelons-nous : il suffit de 2 témoins et nous en avons 4. Et Dieu fasse que tout ce que nous lisons dans les 4 Évangiles, nous puissions l’intégrer, l’assimiler, le comprendre et l’incarner dans notre vie. Transformer la parole en acte, comme nous venons de le dire.
 
– Parlons maintenant des divergences et des convergences et dans les Évangiles. Vous nous avez proposé de commencer par comparer leurs débuts. Pourquoi le début est-il précisément si important ?

– Chacun des Évangiles a été écrit par une personne concrète qui appartient à tel ou tel milieu social et culturel ; il est adressé à un certain cercle de gens, à une certaine communauté, et il répond aux besoins de cette communauté. Et au problème de l’auteur est étroitement lié le problème de la langue. Il est très important de savoir en quelle langue le texte a été composé. C’est pour cela que quand nous parlons des textes évangéliques, nous devons nous poser les questions suivantes : qui est l’auteur et à quel milieu culturel appartient-il, quelle est sa langue véhiculaire, à quelles personnes s’adresse-t-il et dans quel but, quel problème est destiné à être résolu par son texte, dans quelles conditions ce texte a-t-il été composé etc. Dans les débuts des Évangiles, on voit des éléments de réponses à ces questions. Entrer dans la conversation, c’est toujours un moment de sens extrêmement parlant. C’est pourquoi souvent c’est précisément au début du texte que se focalisent les différents paramètres de l’auteur, il nous introduit d’emblée dans une tradition et une situation bien particulières.
 
Commençons alors par le plus ancien des Évangiles, celui de Matthieu : généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham. Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob…

L’Évangile de Matthieu est parvenu jusqu’à nous en grec, mais il est très probable qu’il a d’abord été rédigé en hébreu. C’est ce sur quoi insistent beaucoup d’auteurs antiques : Eusèbe de Césarée, citant un texte de Papias d’Hiérapolis qui n’est pas parvenu jusqu’à nous, écrit : « Matthieu a réuni les sentences (logia) du Seigneur en hébreu ». Irénée de Lyon écrit que Matthieu annonçait l’Évangile « pour les Hébreux, dans leur propre langue », c’est de cela aussi que parlent Origène et le bienheureux Jérôme. L’existence d’un original hébreu (ce qu’on appelle le protographe) est indiquée non seulement par les témoignages extérieurs des anciens auteurs ecclésiastiques, mais aussi par le témoignage intérieur, c’est-à-dire le texte grec lui-même de l’Évangile de Matthieu, qui contient une grande quantité d’hébraïsmes et a parfois l’air d’une traduction juxtalinéaire de l’hébreu en grec. S’il en est ainsi, alors nous pouvons dire que Matthieu a composé son Évangile pour la communauté chrétienne de Judée (où, à l’époque, on continuait de parler non seulement l’araméen, mais également l’hébreu) avec son centre à Jérusalem, c’est-à-dire pour la communauté qui demeurait constamment dans l’enseignement des apôtres (Ac 2,42). Ce sont précisément ces gens, éduqués dans la tradition de l’Ancien Testament qui étaient aussi les porteurs de la nouvelle tradition évangélique dans sa plénitude maximum.

Le commencement de l’Évangile de Matthieu nous renvoie aussitôt à l’Ancien Testament. Le mot généalogie, par lequel il commence, se dit en grec Genesis, c’est le nom grec du tout premier livre de la Bible, le livre de la Genèse. Et cette référence n’est pas fortuite : dans le livre de la Genèse, il est question de 11 généalogies, et ici, la dernière, celle de conclusion, la 12e généalogie qui unit toutes les anciennes générations avec le Christ. Mais le début de l’Évangile de Matthieu, ce n’est pas seulement une énumération de noms, c’est en abrégé une vision de l’Ancien Testament. Derrière chaque nom il y a une histoire. Quand nous lisons Booz engendra Obed de Ruth (Mt 1,5), nous nous rappelons le livre de Ruth ; quand nous lisons Jessé engendra le roi David (…), Salomon engendra Roboam (6-7), nous revenons en pensées au Livre des Rois. Ainsi donc, Matthieu nous emmène à travers tout le Nouveau Testament. La généalogie chez Matthieu se divise en 3 périodes : jusqu’à David, c’est l’époque des juges. Ensuite de David à la captivité de Babylone, c’est l’époque des rois. Et enfin, du retour de captivité jusqu’au Christ, c’est l’époque où Israël était gouverné par les grands prêtres. Et chacune des 3 périodes compte 14 générations (Mt 1,17). 3 sur les 14, c’est 6 × 7, et voilà qu’advient la 7e période de 7 ans, pendant laquelle, selon la prophétie de Daniel (cf. Dn 9,25), doit advenir le Christ. L’époque des juges avait passé, l’époque des rois avait passé, l’époque des grands prêtres est interrompue par la domination d’Hérode, et voici qu’enfin arrive Celui auquel menaient toutes ces généalogies, le Christ : le juge véritable, le Roi véritable, le grand prêtre véritable, et Son règne n’aura pas de fin : Il est indestructible. Toute cette historiosophie de Matthieu était proche et compréhensible par ceux à qui elle était destinée ; elle était profondément enracinée dans le Nouveau Testament. Pour eux, les prophéties messianiques étaient extrêmement importantes. Et voilà que les premiers chrétiens parmi les juifs ont vu les prophéties vétérotestamentaires à la lumière des nouvelles, de l’histoire du Nouveau Testament, à la lumière d’événements dont ils avaient été encore tout récemment les témoins.

L’Évangile de Matthieu prolonge de la manière la plus remarquable la tradition de l’Écriture vétéro- testamentaire, et c’est précisément en lui que nous trouvons la plus grande quantité de citations de l’Ancien Testament. Ces citations résonnent non seulement dans le discours direct du Sauveur, mais aussi dans ces passages où le texte est celui du compilateur : de Matthieu. Et chaque événement décrit, il le perçoit comme l’accomplissement d’une prophétie messianique de l’Ancien Testament : par exemple, lorsqu’il nous apprend la fuite de la Sainte famille en Égypte, il ajoute : afin que s’accomplisse cet oracle  prophétique du Seigneur : j’ai rappelé d’Égypte mon fils (Osée 11,1). Il se crée l’impression que Matthieu parle non pas de tout à la suite, mais seulement de ce qui est mis en lumière par la prophétie messianique. Il va tout le temps dire : voyez : ce que nous considérons de toute éternité comme l’indication de la venue imminente du Messie s’est accompli de nos jours en la personne de Jésus de Nazareth.

L’Évangile de Matthieu est enraciné dans la vie des Hébreux, nous y trouvons beaucoup de détails de la vie courante, incomprise des autres peuples. Par exemple, quand la femme hémorroïsse touche le vêtement du Sauveur (9,20), ce n’est que chez Matthieu qu’il est noté qu’elle a touché certaines franges du bord de son vêtement. Chez les autres Évangélistes, la femme touche simplement le bord du vêtement. Quand le Sauveur dit : priez pour que votre fuite n’arrive pas en hiver ou un sabbat (24,20), nous ne trouvons la mention du sabbat que chez Matthieu. Enfin, c’est précisément chez Matthieu que nous trouvons l’expression traditionnelle de Dieu d’Israël (Mt 15,31), ou le royaume des  Cieux (les Hébreux, pour éviter de prononcer le mot Dieu une fois de trop, le remplacent par le ciel), qui dans les autres Évangiles le remplaçaient d’habitude par le royaume de Dieu.
 
Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu, selon qu’il est écrit [dans Isaïe] le prophète… c’est déjà Marc.

– Ici, il est très important de comprendre dans quel sens le mot Évangile est employé. Car, comme nous l’avons déjà dit, au commencement, ces textes s’appelaient autrement. Le mot Évangiles signifiait à l’origine non pas un texte écrit, mais précisément la bonne nouvelle, c’est-à-dire la prédication orale sur le Christ et sur cette nouvelle réalité spirituelle qui est venue en même temps que Lui dans ce monde. Marc, disciple, compagnon de route et interprète de l’apôtre Pierre, notait les sermons de son maître. Et que derrière l’Évangile de Marc on trouve la prédication orale de Pierre, tous les auteurs anciens et ecclésiaux l’indiquent unanimement : Papias d’Hiérapolis, Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie. Voici le témoignage de ce dernier : « lorsque Pierre a prêché publiquement à Rome la parole, et que par l’Esprit il annonçait l’Évangile, les assistants, qui étaient nombreux, demandaient à Marc comme quelqu’un qui Le suivait depuis longtemps et qui se souvenait de ce qu’il avait dit, ils demandaient à Marc de noter ce qui était raconté ». Et effectivement, la langue de l’Évangile de Marc comporte des traits de la langue orale. Papias d’Hiérapolis souligne spécialement que Marc, « étant l’interprète de Pierre, a écrit avec exactitude tout ce dont il se souvenait, et n’avait qu’un seul souci : de ne rien omettre et de ne tromper en rien dans ce qu’il rapportait. » On a des raisons d’affirmer que Pierre prêchait en araméen. C’est pourquoi dans la traduction grecque de Marc, on trouve des mots araméens (abba, père, epphata, ouvre-toi, etc.), de courtes phrases en araméen (Tabitha koum : jeune fille, lève-toi), et de nombreux calques de l’araméen. La prédication était adressée aux païens, qui ne connaissaient ni l’Ancien Testament, ni la géographie de la Palestine, ni les coutumes des Hébreux. C’est pourquoi l’apôtre, prêchant aux païens, « est obligé, comme le dit ce même Papias, d’adapter sa prédication aux besoins de ses auditeurs. » Tout cela, nous le trouvons dans l’Évangile de Marc. Par exemple si pour Matthieu il est suffisant de dire que Jésus est entré au temple (Mt 21,12. 23), Marc, qui s’adresse aux païens, précise toujours qu’il s’agit  toujours du temple de Jérusalem (Mc 11, et 15. 27). Pour Matthieu, il est suffisant d’appeler la femme du nom hébreu de « cananéenne » (Mt 15,22). Mais Marc explique que cette femme était une païenne, une syro-phénicienne d’origine (Mc 7,26). Matthieu peut employer une terminologie spécifiquement hébraïque : le premier jour des azymes (Mt 26,17), mais Marc est obligé d’expliquer : le premier jour des azymes, lorsqu’on immole la pâque (Mc 14,12). Et les exemples de cette espèce abondent.

Luc : puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole…

– Si l’Évangile de Matthieu continue la tradition de la littérature vétéro-testamentaire, l’Évangile de Marc note la prédication orale de l’apôtre Pierre, l’Évangile de Luc, au contraire, dès les premiers mots, Luc se présente comme celui qui a cherché, qui a fait des recherches, qui travaille avec différentes sources. Il nous rappelle plutôt un savant actuel qui travaille dans son bureau. Dès le tout premier verset de son Évangile, il dit qu’il s’est servi de nombreuses sources écrites ; et le 2e verset dit qu’il s’est appuyé également sur les sources orales les plus dignes de foi, parce que ses informateurs étaient des apôtres eux-mêmes, les témoins et les serviteurs de la Parole. En outre, il est très probable que Luc a utilisé aussi les souvenirs de la Mère de Dieu. Parfois, il termine sa narration par les mots : Marie conservait toutes ces paroles dans son cœur (Lc 2, 19. 51), ce qui, traduit dans la langue actuelle, veut dire que Marie gardait tout cela en mémoire. Et effectivement, dans l’Évangile de Luc, il y a ce qu’Elle seule pouvait raconter : l’Annonciation (Luc 1,26-39), la rencontre avec le vieillard Siméon (la Sainte Rencontre : Lc 2,22-33) ; l’épisode où ils cherchent Jésus âgé de 12 ans à Jérusalem (Lc 2,39-49), et enfin l’histoire de sa parenté avec la famille de Zacharie et Élisabeth (chap.1).

Luc est le seul des Évangélistes qui essaye de rattacher les événements évangéliques à des dates de l’histoire civile (En ces jours-là parut un édit de César Auguste, ordonnant le recensement de tout le monde habité. – Lc2,1). Il étudie tout cela a minutieusement, il s’efforce d’établir une chaîne chronologique des événements. Et il indique le but : afin que tu te rendes bien compte de la sûreté des enseignements que tu as reçus ; et cet Évangile est adressé aux païens et directement au Grec Théophile.

Le langage de l’Évangile de Luc est très hétérogène : son début est construit selon les règles de la rhétorique grecque (Lc 1,1-4), aucun livre hébreu ne peut commencer de cette manière. Mais une fois qu’il a mis un point après toute cette période grecque splendidement construite et compliquée, il change soudainement et complètement le caractère de la narration : dès le verset 5, toute la suite à propos de la Nativité de Jean-Baptiste, démontre le style d’un livre hébreu : au jour d’Hérode roi de Judée, il y avait un prêtre de la classe d’Abia. C’est le langage typique des chroniques de l’Ancien Testament. Luc, outre les sources orales et écrites, inclut dans son travail les premiers hymnes ecclésiaux : le cantique de Zacharie (1,68-79), le Magnificat (1,46-55) et c’est un matériau extrêmement précieux pour nous. C’est ainsi qu’apparaît un Évangile étonnant, unissant les sources les plus anciennes et les plus diverses (vraisemblablement même composées dans des langues différentes), accessibles à l’Évangéliste : notes, souvenirs, hymnographie.

Et c’est encore tout différemment que commence l’Évangile de Jean, si peu semblable aux 3 premiers Évangiles : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu… Cela ressemble à une prophétie.

– L’Évangile de Jean se distingue des 3 premiers. Cette différence est tellement frappante que, dès les premières générations, les auteurs chrétiens ont attiré l’attention sur elle. Clément d’Alexandrie appelle l’Évangile de Jean spirituel, en l’opposant aux 3 premiers et qu’il appelle charnels, c’est-à-dire qui racontent la vie terrestre du Sauveur. C’est précisément à Jean que nous sommes redevables de ces remarquables noms appliqués au Seigneur : le bon Pasteur, la Vigne, la Lumière du monde, la Voie, la Vérité et la Vie, et enfin le Verbe, par lequel s’ouvre le 4e Évangile : au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. Nous avons déjà vu que l’Évangéliste Matthieu, lorsqu’il parle de l’origine, c’est-à-dire de la généalogie de Jésus-Christ, nous renvoie au livre de la Genèse. Et ici, dans les premières paroles de Jean, on remarque également le lien très fort avec le livre de la Genèse, avec le tout début de l’Écriture sainte : au commencement Dieu créa le ciel et la terre (Gn 1,1). L’Ancien Testament affirme que Dieu est le créateur du monde. L’Évangéliste Jean va même plus loin : Il dit que le Verbe, le Fils unique (Jn 1,18), repose dans le sein du Père et le Verbe qui s’est fait chair, c’est-à-dire qui est venu dans le monde créé par Dieu, plein de grâce et de vérité (Jn 1,14), il dit que ce Verbe est Dieu et que tout est venu à l’être par Lui (Jn 1,3).

Certains pensent que l’Évangile de Jean a été écrit bien plus tard que les autres, alors que son auteur était extrêmement âgé, dans les années 90 du premier siècle, c’est-à-dire environ 60 ans après les événements qu’il décrit. Ce dernier Évangile se différencie de l’Évangile de Matthieu non seulement par son contenu, mais par l’utilisation de citations de l’Ancien Testament. Chez Matthieu, ce qu’on appelle les citations de l’accomplissement, --quand la description des événements du Nouveau Testament se conclut par une référence à l’Ancien Testament avec pour but de montrer qu’ils sont l’accomplissement des prophéties anciennes, cela nous est fourni par la première partie de l’Évangile ; dès que Matthieu commence à parler du cycle de la Passion, les citations de l’Ancien Testament disparaissent. Et ce n’est pas un hasard. Pour les Hébreux, contemporains de la vie terrestre du Sauveur, le Messie attendu était roi, vainqueur, celui qui libérerait Israël de la servitude, spirituelle, mais en même temps un leader spirituel mais aussi politique, qui devait libérer et magnifier Israël. Bien sûr ils ne pouvaient pas concevoir l’idée d’un Messie mourant sur la croix, mis à mort par les occupants romains. C’est pourquoi Matthieu, dans sa description de la Passion du Christ, n’a pas la possibilité de se référer à des prophéties messianiques reconnues par tous.

Dans l’Évangile de Jean, nous voyons un tableau complètement à l’opposé. Il y a très peu de citations de l’Ancien Testament dans la première partie, mais en revanche, là où il s’agit de la Passion du Sauveur, Jean l’Évangéliste corrobore littéralement chaque verset par une citation de l’Ancien Testament : par 3 fois, lorsqu’il parle de la crucifixion, il répète : afin que l’Écriture s’accomplisse (Jn 19,24. 28. 36). Qu’ils ont déchiré Ses vêtements ; et qu’ils les ont tirés au sort ; et qu’ils Lui ont donné du vinaigre ; qu’ils Lui ont brisé les jambes et qu’ils l’ont percé d’une lance, tout cela, Jean le rattache à l’Écriture. Pourquoi ? Parce que pendant tout le temps qui s’était écoulé entre la composition du premier et du dernier Évangile, la jeune Église chrétienne avait appris à lire tout l’Ancien Testament (et pas seulement des fragments) comme une prophétie messianique. Les chrétiens s’étaient tournés vers l’Ancien Testament spontanément, sans considérer les traditions judaïques et sans se limiter aux exégèses traditionnelles.

Dans l’Évangile de Jean, beaucoup d’événements décrits dans les Évangiles synoptiques sont absents, il n’y a pas de paraboles, il n’y a pas beaucoup de récits de guérison, mais en revanche il y a de longs entretiens du Sauveur avec Nicodème (3,1-21), avec la Samaritaine (4,4-28) et avec les disciples, juste avant Son arrestation.

La langue de l’Évangile de Jean est une langue élevée, solennelle, parfois sa narration se transforme en hymne. Si Luc ouvre son Évangile en indiquant les sources qu’il utilisait, Jean, d’emblée, déclare qu’à ceux qui ont accueilli le Christ (et parmi eux, bien sûr, Jean lui-même, le disciple que Jésus aimait et le plus proche disciple), Il a donné le pouvoir d’être enfants de Dieu. De Lui et de Sa plénitude, ils ont reçu grâce pour grâce (Jn 1, 12.16). C’est pourquoi nous pouvons dire que cet Évangile est chanté par la langue de la grâce. C’est le témoignage à propos du Christ, mais c’est aussi le témoignage de cette plénitude de la connaissance de Dieu, dont est capable celui qui a reçu le Christ et qui L’a suivi jusqu’à la fin. Rappelons-nous que d’entre les apôtres, seul l’Évangéliste Jean se tenait auprès de la Croix.
 
Interview de Marina Birioukova.
 
Archiprêtre Léonide Grilikhès

Nicolaï Alexéïévitch Gourianov était né le 24 mai 1909 dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg. Son père, chef de chœur à l’église, mourut en 1914. Un jour de 1916 que le jeune garçon servait à l’autel dans sa paroisse et portait la crosse épiscopale de l’évêque en visite, le saint métropolite Benjamin de Pétrograd (martyrisé en 1922) lui dit : « Que tu as de la chance, tu es avec le Seigneur ! » Ces paroles restèrent gravées dans son cœur.
Ses trois frères, dont un était professeur au conservatoire de Léningrad, moururent tous les trois à la guerre, mais lui fut réformé, à cause du mauvais état de ses jambes, suite aux mauvais traitements endurés au goulag (1931-1933) où il fut détenu trois ans, dont un temps à poser des rails de chemin de fer de la ligne Syktyvkar-Vorkouta dans la nuit polaire et le permagel. Il s’évada, mais fut repris.
Il avait fait des études de pédagogie, mais il avait été chassé de l’Institut pour s’être opposé à la fermeture d’une église. Il enseigna un temps dans les écoles rurales, comme répétiteur de manière privée, assuma le service de lecteur dans une paroisse (C’est pour cela qu’il fut arrêté en 1930). En 1942, à Riga, il fut ordonné au sacerdoce comme prêtre célibataire, par l’évêque Serge (Voskresensky). De 1943 à 1958 il eut une paroisse dans un village de Lituanie. Puis à partir de 1958, il vécut sur une île du Lac de Pskov appelée autrefois Talaba et maintenant Zalit, du nom d’un communiste), d’abord avec sa mère, Catherine, qui mourut en 1969. Il ne fut jamais moine : il devait faire profession monastique, mais les vêtements qu’on lui destinait furent détruits dans un incendie pendant la guerre.
Un nombre toujours plus grand de pèlerins venaient le visiter car il avait le don de vision intérieure.
L’archiprêtre mitré Nicolas s’endormit dans le Seigneur le 24 août 2002, et ses funérailles, deux jours plus tard, rassemblèrent plus de trois mille pèlerins.—NdT.
 
Pardonnez-moi, pardonnez-moi tous mes chers et proches, souvenez-vous de moi en bien, je m’éloigne de vous… Mais pas encore pour toujours !
« Pas pour toujours, Batiouchka, pas pour toujours ! Nous nous reverrons encore » : le père Nicolas aimait plaisanter ainsi lorsque nous nous séparions. Et aujourd’hui, en me souvenant avec amour du cher Batiouchka, en me rappelant ses yeux, sa voix, ses petits poèmes, ses plaisanteries et ses soupirs : « Hé, Batiouchka, Il fait bon vivre ! »--«  Il fait bon vivre, Léonidouchka ? » Il faut maintenant réinterpréter sa fameuse formule : « je m’éloigne de vous… pas pour toujours ». et entendre maintenant : «  je serai pour toujours avec vous ».
L’accueil chaleureux de Batiouchka qui prenait soin de nous, son amour, et son intercession, sa figure et ses paroles allaient droit au cœur de chacun de ceux qui ont eu le bonheur de le voir et de l’entendre.
Ceux qui ont vu, ne serait-ce qu’une fois, la maisonnette de Batiouchka (sur l’île de Zalit on dit izbioka » au lieu de izba pour « maisonnette ») se souviennent sûrement des gros blocs de pierre à côté de la palissade.
Feu Anna Petrovna Dorojkina, solide sur sa barque de pêcheurs, assidue au pupitre de chant et de lecture à l’église de Zalit, et qui hébergeait non pas seulement moi, mais une grande quantité de gens qui venaient sur l’île, racontait cette histoire :
J’étais triste, je ne me sentais pas bien. Je vais voir notre pope (les insulaires aimaient beaucoup leur prêtre, mais dans la simplicité de leur âme, ils employaient sans se gêner le terme de pope [qui est dépréciatif en russe]) ; il vient à ma rencontre au-delà de la palissade et je lui dis : « mais, peut-être qu’elle n’existe pas cette vie éternelle ? »
Et Batiouchka me répond : « Qu’est-ce que tu racontes ? Comment ça ? Dès que je ferme les yeux je… je vois… Et s’il n’y a pas de vie éternelle comme tu dis, alors prends cette pierre et lance-la sur moi immédiatement ! »
 
Le père Nicolas avait un don étonnant : d’un mot il pouvait débrouiller, avec une facilité sidérante, et comme en plaisantant, les nœuds les plus embrouillés, les confusions de l’âme et les pensées tordues. Au début des années 1990, un mien ami, un diacre récemment ordonné et très instruit, m’a demandé de le conduire chez Batiouchka. Il se posait beaucoup de questions de toutes sortes, de problèmes non résolus dont il m’a parlé pendant le voyage de Moscou à Pskov. Ce qui le perturbait surtout, c’était qu’au cours de son voyage en Amérique, le patriarche Alexis II avait visité une synagogue.
Le père Nicolas nous réserva un accueil chaleureux et nous fit entrer dans la maison.
— D’où venez-vous, Batiouchka ? — demanda-t-il aussitôt au père diacre.
— De Moscou.
— Aah… et comment va le patriarche ?
— Oh, vous savez, père Nicolas… commença le diacre quelque peu confus, vous avez naturellement entendu dire que le patriarche est allé en visite en Amérique et que là il est entré dans une synagogue.
— Mais il ne leur a pas donné la communion ?...
Celui qui était alors diacre est prêtre depuis longtemps, maintenant ; il célèbre dans une église de Moscou et il répond lui-même aux questions embrouillées de ses paroissiens, mais à l’époque, vers 1998, la question se posait avec acuité.
À la fin des années 1980 et au début des années 1990, j’allais à Zalit presque chaque mois, et l’été, avec ma famille, je pouvais séjourner sur l’île plusieurs semaines. Et chaque fois, rencontrer Batiouchka était une véritable fête. « Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, mes bien chers », disait-il constamment.
Le père Nicolas pratiquait un art particulier du contact humain. Le nom de cet art, c’est l’amour. Et l’amour de Batiouchka était extraordinairement généreux et inventif.
L’été 1996, nous sommes arrivés sur l’île en famille. Après la conversation dans la petite cour, après que les filles aient chanté pour Batiouchka et que Batiouchka ait chanté pour elles, Anietchka, mon aînée (qui venait d’avoir 11 ans et qui avait reçu comme cadeau d’anniversaire un appareil photo) demanda à Batiouchka de pouvoir le prendre en photo. Je ne doutais pas que le père Nicolas allait refuser, mais tout au contraire, les préparations à la photographie se transformèrent en un jeu qui ne dura pas moins d’une heure. Batiouchka prit les grandes clés, il ferma sa petite maison et nous emmena avec lui à l’église. Et là, nous avons commencé par vénérer toutes les icônes. Ensuite, Batiouchka, faisant une mine très sérieuse, s’est mis à choisir sa soutane, et la croix pectorale ornée, ce pourquoi il nous demandait soit de le conseiller, soit de l’aider, et tout cela avec des petites plaisanteries habituelles et sa joyeuse ironie quasi juvénile. Enfin, le père Nicolas s’est recoiffé et nous sommes sortis dans la cour devant l’église où toute une série de photos a été prise sur le fond de la maisonnette attenante à l’église.
C’est ainsi que le père Nicolas a répondu à la demande d’une jeune adolescente. « Qui te requiert pour faire une course d’un mille, fais-en deux avec lui » (Mt 5,41). Bien sûr, nous n’avons plus jamais redemandé de le prendre encore en photos.
 
Comment ne pas parler de l’attitude tellement touchante du père Nicolas envers tout le vivant ? « Toute ma vie s’est passée avec la flore et la faune », m’a dit un jour Batiouchka en caressant son chat Lίpouchka. L’instant d’avant, Lίpouchka m’avait sauté dessus et était resté sur mon épaule. « Lίpouchka, mon garçon, tu n’es pas bien comme ça. Assieds-toi mieux… », lui apprenait avec amour le starets. Du reste, l’amour de Batiouchka ne se limitait pas aux chats. Un soir d’hiver, je parlais avec Batiouchka dans sa petite maison. D’en dessous de la table on entendait un froufrou de souris, mais Batiouchka restait sans réagir. De mon côté, je feignais de ne rien remarquer. Mais quand une grosse souris grise traversa toute la pièce en diagonale, je n’y tins plus : —« Batiouchka, votre Lίpouchka reste là sans rien faire, il n’attrape pas les souris ? Qu’est-ce que cela signifie ? » —« Il voit que le maître les aime, alors il n’y touche pas non plus », me répondit le père Nicolas. Une autre fois où je sortais de l’église avec Batiouchka, il me dit de marcher sur le sable pour ne pas froisser l’herbe.
 
Je me souviens de ma surprise en apprenant que tous les arbres, qui étaient à l’époque déjà très grands, avaient été plantés de ses mains. Et chacun de ces arbres avait sa propre histoire. Par exemple, le châtaignier avait été obtenu à partir d’une semence que Batiouchka avait choisie au Monastère des Grottes de Kiev. Plus tard, j’ai appris que le père Nicolas avait planté des arbres non seulement dans son petit jardin, mais aussi au cimetière, et que les habitants du cru lui demandaient des greffons de son pommier.
 
Un jour au début du printemps, en accostant sur l’île, j’ai remarqué que les nids ne se trouvaient que sur les arbres qui poussent autour de l’église. J’ai fait part de mon observation à Batiouchka. « Avant moi il n’y avait pas d’oiseaux ici, a-t-il répondu. Ils ont commencé à s’établir dans l’île quand j’y suis arrivé et je me suis mis à les nourrir. » Le père Nicolas racontait l’histoire d’un pêcheur de Zalit que je connaissais bien. Quand il était petit, ses parents, lui avaient demandé de protéger des chats le poisson qu’ils nettoyaient dans le jardin. Mais au lieu de chats, ce furent les oiseaux qui attaquèrent le poisson. En pleurant parce que ses parents le grondaient, le petit garçon essayait de se défendre en criant (et ici Batiouchka imita une petite voix pleurnicharde) : « c’est pas moi le coupable, c’est le pope ! »…
 
Des anecdotes de ce genre, je crois bien que tous ceux qui ont été chez le père Nicolas pourraient vous en raconter beaucoup. Mais même en les mettant toutes ensemble, ce serait à peine la partie visible de l’iceberg. Pour moi, la vie de Batiouchka a toujours été et reste encore une énigme, ou plutôt un mystère. Toute rencontre avec le père Nicolas était ressentie (et c’est probablement le plus important, le plus riche de sens) comme le contact avec le mystère. Avec les mystères de la vie transfigurée, de la lumière divine, de l’amour divin, du verbe divin, de la vie qui, bien que manifestée pour des centaines et des milliers d’yeux, pour la plus grande part demeurait cachée en Dieu…
 
Dans la deuxième moitié des années 1990, beaucoup de gens venaient voir le père Nicolas et mes rencontres avec lui se faisaient chaque fois plus brèves. La dernière fois, lorsque Batiouchka ne sortait plus de sa maisonnette et qu’on ne laissait entrer personne, notre contact s’est réduit à une bénédiction à travers la fenêtre. Mais la sensation du mystère et de la joie débordante est toujours restée intacte. Ce qui était visible s’amenuisait, mais ce qui s’accomplit dans le mystère devenait toujours plus visible.
 

Moïse

La grandeur et l’humilité

— Père Léonide, l’Ancien Testament est une source inépuisable, il comporte tellement de personnalités riches, et d’histoires humaines frappantes, il donne tant de sujets de conversation, pourquoi avez-vous proposé de parler précisément de Moïse ?
 

— Moïse est la figure centrale de l’Ancien Testament. Quatre des cinq livres du Pentateuque, les premiers et les principaux livres de l’Ancien Testament, parlent de Moïse et avec force détails : de certains événements ils parlent littéralement jour après jour. Moïse est à la base de l’Église de l’Ancien Testament, il est l’intermédiaire entre Dieu et le peuple. Dans le quatrième des cinq livres du Pentateuque, au livre des Nombres, au chapitre 12, il est raconté que Aaron et Mariam, le frère et la sœur de Moïse, lui reprochaient d’avoir pris pour femme une Éthiopienne et ils osaient se comparer à Moïse : est-ce à Moïse seul que le Seigneur a parlé ? Ne nous a-t-Il pas parlé à nous aussi ? Et voilà comment le Seigneur Lui-même répond à Aaron et Mariam : « Écoutez donc Mes paroles : s’il y a parmi vous un prophète du Seigneur, c’est en vision que Je me révèle à lui ; c’est dans un songe que Je lui parle ; il n’en est pas ainsi de Mon serviteur Moïse, Il est fidèle dans toute Ma maison : Je lui parle face à face, clairement et non pas en énigmes, et il voit l’image du Seigneur : comment n’avez-vous pas craint de faire des reproches à Mon serviteur Moïse ? » À d’autres, Dieu se révèle en images, Moïse, lui communique avec Dieu directement, face à face, comme un ami converse avec son ami. Qui d’autre parmi les prophètes aurait pu dire à Dieu : montre-moi Ta gloire. Et Dieu répond à Moïse : c’est bien, demain je te montrerai toute ma gloire.

— L’histoire de Moïse commence d’une façon assez insolite…

— Nous ne savons pas tellement de choses sur la vie de Moïse avant l’Exode. En Égypte, au temps de la captivité égyptienne, naît un enfant hébreu, qui doit être tué sur l’ordre de pharaon. La mère de l’enfant le cache pendant trois mois, puis ensuite elle n’a plus la possibilité de le cacher, alors elle le laisse aller au fil de l’eau dans une corbeille de roseaux en espérant qu’il puisse être sauvé. La fille de pharaon qui était venue à la rivière se baigner, sauve l’enfant et engage la mère de ce petit comme nourrice. Il est donc élevé dans la maison de pharaon… Bien sûr, tout cela parle de la Providence de Dieu. Comment cet enfant est élevé, instruit, de cela nous ne savons rien, mais il gardait sans doute en mémoire ses origines et il souffre de voir son peuple en esclavage. Ensuite, il intercède pour un de ses frères de sang, il tue un surveillant égyptien. Et comme il a peur que le bruit s’en répande, il s’enfuit au désert. Selon la tradition, il avait 40 ans et il passe les 40 années suivantes au désert. Ceci est une expérience absolument unique : rares sont ceux d’entre nous capables de se représenter cette expérience, car nous vivons dans des villes, parmi les gens, et nous communiquons tout le temps avec nos semblables. Mais le désert du Sinaï est un endroit particulier, où tout est réduit au strict minimum, même la quantité de fleurs : au-dessus de la tête on a le ciel bleu, et sous les pieds les sables jaunes et les pierres, parce que c’est essentiellement un désert de pierre. C’est un endroit très beau ; dans sa simplicité, il a beaucoup d’élégance. Et le silence y est absolu. Cela agit sur l’homme d’une façon très particulière, parce que dans le désert, l’homme s’adresse plutôt à lui-même, intérieurement : et c’est là qu’il peut demeurer constamment dans un état de concentration intérieure. Il n’est pas distrait par son regard et il n’est pas distrait par son esprit. Et tout cela, bien sûr, le rapproche non pas seulement de lui-même, mais aussi de Dieu. Dans le désert s’éduque l’oreille prophétique. Ces longues années que Moïse a passées dans le désert, elles l’ont préparé à la rencontre avec Dieu Qui se révèle à lui dans le buisson ardent (Exode, ch. 3 et 4), ce qui ouvre une nouvelle période de 40 ans de la vie du prophète Moïse. Quelle vie étonnante : 40 ans au palais du pharaon, 40 ans au désert comme berger, 40 ans comme prophète.

— Dieu apparaît à Moïse dans une plante brûlante mais qui ne se consume pas, dans le buisson ardent, mais Moïse, apparemment, ne se précipite pas pour accomplir sa grande mission. Il commence par redouter que ses compatriotes, de sa tribu, ne le croient pas et ne le suivent pas, ensuite il dit : je n’ai pas la parole facile (…) Ma langue est pesante et je bégaye (Ex 4,10). Pourquoi le plus grand des prophètes est-il si hésitant ?

— En lisant l’Écriture Sainte, nous voyons que les prophètes réagissent de manière différente à l’appel de Dieu. Isaïe entend la voix du Seigneur qui dit : Qui enverrai-Je ? Et lsaïe répond tout de suite : « Me Voici, envoie-moi ! » Il est vrai qu’il a préalablement été purifié de son péché par un Séraphin. Mais avant cela, il tremblait devant la Grandeur de Dieu en disant : « Malheur à moi ! Je suis perdu ! »

Le prophète Jonas fuit quand Dieu l’appelle et est prêt à naviguer jusqu’au bout du monde.

Quand le Seigneur s’adresse à Jérémie et lui dit qu’Il l’a consacré et qu’Il l’a institué prophète pour les nations, Jérémie lui répond : « Ah, Seigneur Dieu, je ne sais pas parler, car je suis un enfant. »

Je ne peux pas répondre pour le prophète Moïse, mais je pense qu’il aurait pu dire qu’il était déjà trop vieux. Il avait déjà 80 ans, et dans sa vieillesse, il est fort difficile à un homme de changer quelque chose. À propos, lorsque Isaïe s’est exclamé : « Envoie-moi ! », il avait à peine 20 ans.

Mais de la narration biblique, il ressort que Moïse était arrêté par deux choses. Premièrement, qu’il était bègue (mais Dieu a dit que son frère Aaron serait à ses côtés comme son porte-parole), et deuxièmement que le peuple n’allait pas croire qu’il transmettait les paroles de Dieu (mais alors Moïse se voit promettre plusieurs miracles confirmant le service auquel il est appelé).

— Après l’épisode du Buisson ardent, l’histoire de Moïse est exposée en détail…

— Parce que ce qui commence, ce n’est plus l’histoire d’un homme, c’est l’histoire d’un peuple. Le Pentateuque raconte l’origine du peuple hébreu choisi par Dieu. Ce qu’il y avait avant Moïse, ce qui est exposé dans le livre de la Genèse, l’histoire d’Abraham et de ses descendants, c’est l’histoire d’une famille choisie par Dieu. Mais dans le livre de l’Exode, nous voyons un peuple qui possède sa volonté propre, ses propres intérêts, ses aspirations, un peuple qui est appelé les fils d’Israël. Mais l’origine de ce peuple, telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous dans l’exposé du Pentateuque, apparaît comme très insolite. Les narrations sur le commencement de leur histoire, beaucoup de peuples les ont conservées sous forme de mythes, de traditions, d’épos etc. Mais chez les autres peuples, le commencement apparaît toujours comme fondateur de la vie, il est coloré des couleurs les plus radieuses, c’est le siècle d’or. Chez les Hébreux, tout commence autrement. Le peuple se trouve dans la servitude, il exécute des travaux lourds, il est humilié, dans le but apparent de casser sa résistance spirituelle, et de tuer en lui la mémoire du Dieu de leurs pères. Le même jour le pharaon dit aux surveillants du peuple et aux scribes[1] : ne continuez plus à donner à ce peuple de la paille hachée pour mouler des briques comme hier et avant-hier, et qu’ils aillent eux-mêmes ramasser la paille qu’il leur faut. Mais vous leur imposerez la même quantité de briques qu’ils fabriquaient hier, et avant-hier, sans rien en retrancher, car ce sont des paresseux. C’est pour cela qu’ils crient : Allons sacrifier à notre Dieu . Qu’on alourdisse le travail de ces gens, qu’ils le fassent et ne prêtent plus attention à ces paroles trompeuses. Les surveillants du peuple et les scribes allèrent dire au peuple :  Ainsi parle pharaon : je ne vous donne plus de paille hachée. Allez vous-même vous chercher de la paille hachée où vous pourrez en trouver, mais rien ne sera retranché de votre travail.  Alors le peuple se dispersa dans tout le pays d’Égypte pour ramasser du chaume et en faire de la paille hachée. Les surveillants les harcelaient : terminez votre travail quotidien comme lorsqu’il y avait de la paille hachée.  On battit même les commissaires des Israélites, ceux que les surveillants de pharaon leur avaient imposés, en disant :  Pourquoi n’avez-vous pas terminé la quantité de briques prescrites, aujourd’hui comme hier et avant-hier ?  (Ex 5, 6-15) C’est ainsi qu’ils vivent, opprimés, forcés de travailler toujours plus, tandis que les perspectives d’une vie meilleure, lumineuse, se situent dans un futur vague, dans la Terre Promise depuis longtemps à leurs ancêtres, et où le peuple est appelé à aller. C’est une terre où coulent le lait et le miel. Et tout le Pentateuque de Moïse, depuis le livre de l’Exode, nous parle de ce mouvement de l’esclavage à la Terre Promise.
 
— Mais aussitôt après les plaies de l’Égypte, après le premier des miracles sur le chemin pour sortir de l’esclavage : l’épisode de la mer qui se divise (Exode chap. 14), c’est alors que commencent ce que nous appellerions aujourd’hui les problèmes pour Moïse :
 
— « Toute la communauté des Israélites se mit à murmurer contre Moïse et Aaron dans le désert. Les Israélites leur dirent : que ne sommes-nous morts de la main du Seigneur au pays d’Égypte comme nous étions assis auprès de la marmite de viande et mangions du pain à satiété. À coup sûr, vous nous avez amenés dans ce désert pour faire mourir de faim toute cette multitude. » (Ex 16,2-3)

Et plus loin, au chapitre 17, il n’y avait pas d’eau à boire pour le peuple. Celui-ci s’en prit à Moïse ; ils dirent : donne-nous de l’eau, que nous buvions !  Moïse leur dit :  Pourquoi vous en prenez-vous à moi ? Pourquoi mettez-vous le Seigneur à l’épreuve ?  Le peuple qui souffrit de la soif, le peuple murmura contre Moïse et dit :  pourquoi nous as-tu fait monter d’Égypte ? Est-ce pour nous faire mourir de soif, nous, nos enfants et nos bêtes ?  Moïse cria vers le Seigneur en disant :  que ferai-je pour ce peuple ? Encore un peu et ils me lapideront. 

La même scène se reproduit plusieurs fois. Mais Dieu vient en aide à Moïse, Il donne la manne, les cailles, de l’eau amère. Mais le peuple retombe encore et toujours dans la tentation, le peuple demande à Aaron, le frère et le porte-parole de Moïse :  allons, fais-nous un dieu qui aille devant nous, car ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé (Ex 32,1). C’est ainsi qu’apparaît l’idole : le veau d’or. À ce moment, Moïse se trouve au sommet du Sinaï et Dieu parle avec lui. Et Dieu propose à Moïse de les exterminer et de faire naître de lui un peuple nombreux (Ex 32,10). Quelle grandeur semblerait attendre Moïse qui est dévoué à Dieu : de lui naîtra un grand peuple qui n’a pas la nuque raide et qui n’est pas désobéissant comme celui-ci, mais qui, au contraire, est soumis à Dieu entièrement… Mais Moïse, loin d’y consentir, supplie Dieu d’épargner Israël. Et cette scène se répète plusieurs fois. Le peuple est appelé à aller dans la terre ou lui sont promises la liberté et la prospérité, mais ils ne veulent pas y aller, et à la moindre difficulté ils sont prêts à retourner en Égypte. D’autre part, Dieu, devant tout ce murmure et cette pusillanimité du peuple, est prêt à l’anéantir. Et si cette histoire ne tourne pas court, c’est uniquement grâce à Moïse. Moïse s’est trouvé entre le peuple et Dieu, mais il arrive à garder la fidélité à Dieu et l’amour pour son peuple, en dépit de toutes les complications dont nous pouvons lire le récit dans ses livres. Moïse trouve les mots pour appeler la grâce de Dieu et détourner Sa colère ; il trouve les mots pour convaincre et soutenir le peuple. Et si le peuple continue à marcher, si l’exode ne s’arrête pas faute d’issue, s’il n’arrête pas sa grande marche de l’esclavage à la liberté, de l’ignorance à la connaissance de Dieu, le mérite en revient, naturellement, au prophète Moïse. Et c’est en cela, indubitablement, que réside la grandeur de sa vie et de sa foi.
 
— Mais il y avait des moments où Moïse se sentait envahi par le désespoir, et il était prêt à se démettre de ce fardeau. Dans quatre livres du Pentateuque, nous voyons non pas la figure monumentale d’un grand conducteur d’hommes et d’un prophète, non, nous voyons un homme vivant et par certains côtés faible et pécheur…
 
— C’est précisément ce qui distingue la Bible des narrations épiques, comportant une idéalisation des héros, et où nous voyons non pas un homme réel mais un surhomme mythique, exempt de toute faiblesse. Les narrations bibliques se distinguent par leur caractère réaliste ; elles nous dépeignent l’homme tel qu’il est, dans sa nature humaine déchue, dans sa nature fragile. Mais cette nature fragile est capable d’être ouverte à Dieu, de répondre à l’appel de Dieu. Bien sûr, cela demeure une nature fragile et vulnérable, et toutes les épreuves que la personne est capable d’endurer ne s’éloignent pas d’elle, mais demeurent avec elle. Mais ce qui différencie Moïse : c’est que toutes les épreuves (même la douleur, l’affliction, le doute) font naître en lui la prière. Les livres bibliques qui parlent de Moïse nous montrent précisément cela. Au chapitre 11 du livre des Nombres (11-15), nous lisons que Moïse invoque le Seigneur : pourquoi fais-Tu du mal à Ton serviteur ? Et pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à Tes yeux, que tu m’aies imposé la charge de tout ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple, est-ce que je l’ai enfanté, que tu me dises : porte-le sur ton sein comme une nourrice porte un enfant à la mamelle, au pays que Tu as promis par serment à ses pères ? Où trouverais-je de la viande à donner à tout ce peuple, quand il m’obsède de leurs larmes en disant : donne-nous de la viande à manger. Je ne puis, à moi seul, porter tout ce peuple : c’est trop lourd pour moi.  Si Tu veux me traiter ainsi, tue-moi plutôt ! Ah ! Si j’avais trouvé grâce à Tes yeux, que je ne voie plus mon malheur. Ce n’est même pas du désespoir, c’est une grande affliction, en premier lieu parce qu’il est entouré d’incompréhension. Deuxièmement, du fait que le peuple se passionne rapidement pour des miracles et qu’il les oublie tout aussi vite. Des miracles, Dieu en a donné énormément à Israël qui cheminait vers la Terre promise. L’eau amère, et la manne céleste, et les cailles, et la colonne de feu sous la forme de laquelle Dieu Lui-même conduisait Israël... Car le miracle est donné afin que l’homme ait un point d’appui. Pour que, même dans le malheur, l’homme ne s’écarte pas de Dieu, ne trahisse pas Dieu. Le souvenir du miracle doit donner à l’homme les forces pour continuer. Mais cela, pour je ne sais quelle raison, n’arrive pas avec Israël. Pire, quand le miracle devient quotidien, comme la manne qui tombe du ciel, les gens cessent de le percevoir comme un miracle (voir Ex 16) et Moïse qui vit très mal cette insensibilité du peuple, souffre beaucoup. Mais il ne s’oppose pas pour autant au peuple ; au contraire, il s’unit avec son peuple ; il fait partie de ce peuple et il souffre de toutes les maladies de ce peuple. Ce n’est sans doute pas si simple pour nous aujourd’hui, d’intégrer cela.
 
— Mais pourquoi Moïse, l’élu de Dieu, le plus grand des prophètes d’Israël, n’est-il pas entré en Terre Promise vers laquelle, pendant 40 ans, il avait guidé le peuple dans le désert et l’avait conduit, enfin, un peuple qui, (selon certaines données) comptait de 2 millions de gens ?
 
— On trouve une explication à cela au chapitre 20 du livre des Nombres. Le peuple avait encore une fois murmuré et était prêt à se jeter sur Moïse et Aaron : pourquoi nous avez-vous fait sortir d’Égypte pour nous conduire dans ce méchant lieu, où on ne peut pas semer, où il n’y a ni figuiers ni vigne… (5). Moïse et Aaron vont dans la tente de l’assemblée, ils s’adressent au Seigneur, et Dieu ordonne à Moïse de parler au rocher (8), c’est-à-dire d’extraire de ce rocher de l’eau par la seule parole. Au lieu de cela, Moïse frappa le rocher avec un rameau (11). La différence semble minime : comment extraire l’eau pourvu qu’il y en ait. Mais apparemment, quand l’homme se tient devant Dieu, et quand il est un prophète de Dieu, il y a des choses qui nous semblent aujourd’hui anodines mais que l’on considère tout autrement : comme renier, comme manquer de foi en Dieu, comme une manifestation pusillanime.
 
— Malgré tout, Moïse est très peu semblable à un homme humble. Pourquoi est-il appelé l’homme le plus humble que la terre ait porté (Nb 12,3) ?

— Parce qu’en tout il fait confiance à Dieu. Humble, cela ne veut pas du tout dire faible et indécis. Être humble devant Dieu, c’est là une grandeur d’âme aussi. Un homme humble perçoit chaque situation comme envoyée par Dieu ; il ne doute pas que Dieu poursuit toujours un but bon, et les épreuves qui sont envoyées par Dieu sont aussi pour son bien. La capacité d’accueillir toutes ces épreuves avec reconnaissance, voilà ce qu’est l’humilité. Mais cela est aussi une très grande force de foi. Parce que quand nous disons que Moïse est humble, nous pensons : tout d’abord humble devant Dieu. Ensuite cela va être prononcé par le Christ : « bienheureux les doux[2], car ils hériteront la terre » (Mt 5,4).
 
— Au moment du combat des Israélites contre les Amalécites (Ex 17, 8-13), Israël ne peut vaincre que si les mains de Moïse sont tout le temps levées vers le ciel ; devons-nous percevoir cela comme une image symbolique de la prière constante ?

— Comme la prière constante et un lien constant avec Dieu. Comme la vigilance indispensable et inévitable pour celui qui combat.
 
— Moïse descend du Sinaï en portant dans ses bras les tables de la révélation, et il ne sait pas que son visage resplendit comme le soleil du fait que Dieu a parlé avec lui (Ex 34,29). Pouvons-nous comparer cela avec la manière dont resplendissait le visage de Saint Séraphim de Sarov, par exemple ?

— Effectivement, dans la Bible il y a des sujets sur lesquels il est très compliqué de raisonner, parce qu’ils sortent du cadre non seulement de notre expérience actuelle, mais de l’expérience humaine en général. Nous nous heurtons à cela, par exemple, quand nous lisons l’histoire de la création du monde, ou quand nous lisons l’Apocalypse, qui nous annonce ce qui doit encore arriver. Il est très difficile d’en parler. Quand Moïse parle avec Dieu, c’est un phénomène du même ordre. L’expérience de Moïse est tout à fait unique, exceptionnelle et extraordinaire, et je doute qu’on puisse l’expliquer ou l’analyser en partant de notre vie et de notre pratique. Nous pouvons tout au plus nous approcher de la compréhension, ou tenter de comprendre ce qu’il y a derrière cela, mais le mystère demeure un mystère. Nous n’en voyons qu’une infime partie, parce que la vie de Moïse est cachée en Dieu. Et c’est précisément ce qui en fait la personnalité la plus remarquable dans l’histoire de l’Église de l’Ancien Testament.

— « Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez » (Dt 30,19). Plaçons-nous aux moments fondamentaux pour le sens du testament spirituel de Moïse, dans les dernières pages du Pentateuque. Moïse sait que ses jours sont comptés, qu’il ne franchira pas le Jourdain… Il sait autre chose : il sait que son peuple ne deviendra pas docile à Dieu…

Le testament, c’est un genre particulier et toujours émouvant. L’homme laisse à ses héritiers, à ses enfants, à ses descendants, le plus cher de ce qu’il a acquis, économisé, conservé toute sa vie, ce qui doit soutenir les héritiers, être conservé, et peut-être multiplié par eux. C’est ainsi que les choses se passent pour un testament ordinaire, comportant des propriétés, des économies, des collections etc., Mais cela concerne aussi le testament spirituel. En outre, le testament, c’est aussi une limite, et c’est un bilan de toute la vie, et si nous parlons du testament comme d’une instruction spirituelle, c’est aussi une possibilité de se concentrer sur l’essentiel. Au cours du long voyage d’Égypte en Terre Promise, Moïse a dû résoudre une multitude de questions pratiques de tous ordres : des querelles, des litiges, des procès (il y en a eu tellement que, sur le conseil de son beau-père Jéthro, Moïse a dû se choisir une multitude d’aides [Ex 18,13-27]) ; il fallait nourrir le peuple et l’abreuver etc. Mais désormais, devant la mort, Moïse parle de l’essentiel et de ce qui lui est le plus cher. Rien ne détache son regard de Dieu : il n’y a pas de semblable au Dieu d’Israël (Dt 33,26), qui aime sincèrement Son peuple (Dt 33,3), et qui est le bouclier protégeant le peuple et l’épée de sa gloire (Dt 33,29). Mais pour être sous le bouclier, les fils d’Israël doivent accomplir ses commandements que Dieu a annoncés à Moïse. Voilà les paroles d’un vieillard de 120 ans, le plus grand et le plus humble des prophètes : souvenez-vous des paroles de la Loi que je vous ai annoncées et transmettez-les à vos enfants parce que ce n’est pas sans importance pour vous, mais c’est votre vie (Dt 32, 46-47). Les enfants, j’ai écrit tout cela, mais ce n’est pas du vide, ce ne sont pas des paroles vides, ce n’est pas simplement un ensemble de lois, de prescriptions, de décisions juridiques, mais en cela est votre vie, c’est ce qui va vous rapprocher de la Source de Vie Elle-même, du Dieu vivant, telle est la dernière exhortation que lance Moïse.
 


[1] Les citations bibliques sont généralement empruntées à la Bible de Jérusalem (éd. 1975) ; pour les mêmes fonctionnaires, la traduction protestante de Segond, révisée, parle de commissaires et d’inspecteurs »—NdT.
[2] Le même mot russe krotki ; humble devant Dieu, doux devant les hommes.—NdT.

Le Roi David

— Dans l’Ancien Testament on trouve tellement de personnalités inoubliables, fortes et lumineuses, qu’est-ce qui distingue David de tous les autres, en quoi est-il particulier ? Pourquoi lui, ou plus précisément ses psaumes sont-ils devenus partie intégrante de l’office liturgique orthodoxe et de notre vie chrétienne ?
 
— David est une personnalité absolument étonnante, non seulement de l’histoire biblique, mais même de l’Histoire tout court. Premièrement, tout ce que nous voyons aujourd’hui à Jérusalem est relié avec le nom de David. C’est précisément David qui a donné à Jérusalem cette impulsion spirituelle qui a fait d’elle la ville sainte de trois religions. Au début du Xe siècle avant J.-C., David l’a conquise et a fait de cette petite forteresse au pied du mont Sion la capitale d’Israël réunie sous son sceptre, et dès lors a commencé l’histoire de Jérusalem comme ville sainte, ville qui non seulement appartenait au roi, mais est devenu le lieu de la demeure du Seigneur. La puissance spirituelle de cette ville, puissance que ressentent aujourd’hui encore tous ceux qui viennent à Jérusalem, est due à la personnalité de David, comme le levain qui fait lever la pâte.
 
Deuxièmement, c’est à David que remonte la tradition hymnographique de l’Église. Il faut se rappeler que les psaumes du Psautier n’ont pas tous été écrits par David mais c’est précisément David l’initiateur de ce genre de poésie et de ce genre littéraire. Toute la poésie biblique, et en définitive toute l’hymnographie ecclésiale remonte aux chants composés par David. Elle est tout entière sortie de la parole de David et de son dévouement à Dieu, de sa confiance envers Dieu, et de la certitude qu’avec Dieu il réussirait à passer à travers un mur si cela était nécessaire.
 
Et troisièmement, ce qui est particulièrement important, ce qui est peut-être le plus important : c’est à David que remonte la lignée messianique : le Christ est le descendant de David ; encore du vivant du roi, le prophète Nathan lui a annoncé que de lui viendrait le Messie. De sorte que la ville consacrée à Dieu, et l’hymnographie adressée à Dieu, et enfin le Seigneur Lui-même, incarné et né dans la lignée de David, tout cela converge en une seule personnalité.
 
— David est roi, le deuxième roi dans l’histoire d’Israël. Le premier des rois, c’est Saul, il s’est révélé indigne de l’onction et David l’a remplacé. L’époque des juges s’est terminée, l’époque des rois a commencé. On voudrait vous interroger sur le sens de ce spirituel du règne et de l’onction pour accéder au trône. Pourquoi Dieu ordonne-t-il au prophète Samuel de donner aux Israélites un roi comme pour condescendre à leurs faiblesses ? Cela n’a donc rien d’un grand événement dans la vie d’Israël mais c’est au contraire le témoignage d’une certaine chute et d’une certaine faiblesse.
 
— Effectivement, c’est un événement tout à fait unique, aussi unique que le monothéïsme. Dans toutes les religions orientales, et pas seulement orientales, la puissance du roi est exaltée et divinisée, et seule la Bible dit que la puissance royale dynastique est une condescendance de Dieu envers la faiblesse des hommes, leur peu de foi et leur peu de courage. En s’adressant à Samuel à qui ils demandent : « Donne-nous un roi », ils rejettent les juges qui étaient élus directement par Dieu et ils veulent avoir un institut du pouvoir qui leur semble plus stable. Le Seigneur condescend à leur demande et finalement, dans Sa miséricorde ineffable, il établit en Israël un tel roi qui lui-même devient le symbole de la fidélité à Dieu. Le premier roi d’Israël, Saül, perd le pouvoir parce qu’il n’a pas été soumis à Dieu, parce qu’il a trahi Dieu, il L’a trahi, lui et le prophète Samuel. Mais le Seigneur a vu le roi authentique en David, le petit berger, le plus jeune des huit fils de Jessé.
 
— En lisant l’histoire de David (1 et 2Rois ), nous voyons parfois qu’il se conduit étrangement et de manière déraisonnable aux yeux de ses contemporains ; à nous, cette manière déraisonnable nous rappelle toujours quelque chose. Saül persécute David et veut le tuer ; David conserve sa vie, il refuse de porter la main sur l’oint de Dieu et quand Saül meurt, il le pleure. David refuse de châtier Shimeï, qui l’a offensé publiquement, lui le roi, parce que  le Seigneur lui a ordonné de dire du mal de David. Qui peut dire : pourquoi as-tu agi ainsi ? (2Rois 16,10). David pardonne, aime, attend et, enfin, il pleure son fils Absalom, qui l’a trahi bassement… Tout cela nous force à tourner notre regard non plus vers l’Ancien Testament mais vers le Nouveau.
 
— Car Dieu est toujours le même. Dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau, Dieu est toujours le même. Simplement les gens ne sont pas aussi tous aussi proches ou aussi éloignés de Dieu. Le Nouveau Testament ouvre une époque d’extrême proximité avec Dieu entre Dieu et l’homme. Dans l’Ancien Testament Il ne Se révèle pas dans une telle plénitude, mais en ceux desquels Il Se rapproche, à qui Il Se révèle : Abraham, Jacob, Moïse, David, nous trouvons effectivement beaucoup de choses du Nouveau Testament. Ce sont des éclairs du Nouveau Testament à venir. David est un homme très courageux, combatif, il est redoutable pour tous ses adversaires, mais pour on ne sait quelle raison, nous lisons (dans le psaume 131,1) souviens toi, Seigneur, de David et de toute sa douceur.
En quoi consiste la douceur de David ? En ce que au premier plan il a ce que Dieu lui révèle, et ici David est effectivement l’homme le plus humble. Il était humble devant la Parole de Dieu qui était pour lui un ordre impossible à transgresser, même si cela ne coïncidait nullement avec ses intérêts au sens terrestre. Et c’est précisément pour cela que David se mouvait dans la direction la plus juste. Remarquez que, à la différence des autres seigneurs qui se considéraient comme des dieux sur terre, David a toujours su qu’il était seulement un homme. Et d’ailleurs que ses jours sont comme la fleur des champs (Ps 102,15). Il n’avait jamais eu une très haute opinion de lui-même. Il n’a jamais perdu la façon correcte et sobre de se voir. Le pouvoir et la gloire changent l’homme : trouvera-t-on dans l’histoire de l’humanité beaucoup de gens capables de soutenir l’épreuve du pouvoir et de la gloire ? David est l’un des très rares qui le peuvent.
 
— Mais tout de même, y arrive-t-il toujours ? Et dans l’histoire d’Urie le Hittite et de sa femme Bethsabée ?

— David a commis un crime. Et nous devons être reconnaissants aux chroniqueurs de la Bible qui l’écrivent aussi sincèrement, sans chercher à le dissimuler. David a pris la femme d’Urie, un homme dont la conduite, telle qu’elle est décrite dans la Bible, est absolument irréprochable et noble, et de surcroît, Urie est extrêmement dévoué au roi David. Mais David a envoyé Urie à la mort. Et dans cette situation, David fait figure de salaud. Et le prophète Nathan est envoyé le lui dire. Et ici nous voyons de nouveau combien David se différencie des chefs terrestres, d’Ivan le Terrible, par exemple, qui a tué le métropolite Philippe. David est prêt à entendre les paroles qui l’accusent ; il sait que la voix du prophète, c’est la voix de Dieu. Le repentir de David est aussi profond que sa chute. C’est pourquoi ce repentir lui permet de remonter de l’abîme, c’est pour cela que nous entendons le Ps 50 chaque jour à l’office. Et nous devons en tirer pour nous une leçon, autrement dit, en sortir pour soi une telle loi de la repentance : pour nous relever, elle doit être aussi profonde que le péché que nous avons commis.
 
—Il y a une métaphore du destin et de la personnalité de David : le soleil perce à travers des nuages épais, tantôt ici tantôt là-bas, et il aveugle les hommes de ses rayons. Cela reflète-t-il la réalité ?


— David est très contradictoire. Et ici nous devons à nouveau remercier les chroniqueurs de l’ancien Israël : d’ordinaire les chroniques de la cour paraissent totalement différentes, elles énumèrent uniquement les grands mérites du roi. Nous avons dit qu’il avait renoncé à punir Shimeï, qui l’avait offensé publiquement, mais avant sa mort, il a malgré tout ordonné d’exécuter Shimeï. Et David de l’époque de Saül, le jeune David, c’est un commandant d’un détachement de fugitifs, en essence une bande de combattants qui se cachent dans les montagnes et ce qu’il fait, comment il parvient à survivre, cela s’apparente à du racket d’aujourd’hui, la pratique d’avoir la couverture de gens riches, il suffit de se rappeler l’histoire avec Nabal et son époux Abigaïl en 1Rois 25. De plus, pendant un certain temps, David est au service de ces ennemis permanents d’Israël que sont les Philistins, d’Akish, roi de Gat 1Rois 27. David est contraint de vivre selon les lois de ce temps, qui, du reste, ne sont pas très différentes des nôtres. Mais en David malgré cela, bat un cœur tout à fait étonnant, en lui une âme étonnante, quelque chose qui le précède lui-même. Dieu a choisi David, et David a répondu. La cause de ses contradictions, c’est précisément qu’il n’est pas identique à lui-même en ce que Dieu le force à se surpasser : il l’élève en quelque sorte au-dessus de lui-même. Les gens qui ont noté la chronique du règne de David l’ont senti et pour eux c’était le plus signifiant. Et cela est resté à travers les siècles.

— Nombreux sont ceux qui se souviennent des vers d’Akhmatova : J’ai en moi la tristesse à laquelle le roi David a fait le don royal des millénaires. Mais il nous a encore donné le cadeau royal de la joie en le Seigneur.

— Oui, effectivement, beaucoup de psaumes expriment la joie, l’allégresse, la louange. Cette louange et cette allégresse envahissent parfois David : la Bible dépeint David, oubliant sa dignité de roi, David dansant et bondissant devant l’Arche d’Alliance lorsqu’il la transportait à Jérusalem. C’est pour cela d’ailleurs qu’il a eu droit au mépris de sa propre femme.

— Pourquoi l’archange Gabriel annonce-t-il à l’Enfant Christ le trône de David son père (Lc 1,32) ? Apparemment, qu’y a-t-il de commun entre le trône (le pouvoir) de David, un roi terrestre, un chef de tribu, et le Trône du Fils de Dieu ?

— Il faut comprendre qu’à l’époque du second temple, s’est formée une langue théologique particulière, et il ne faut pas comprendre littéralement l’expression « Trône de David ». On attendait un Messie de la lignée de David. Et c’est pourquoi l’expression « Trône de David » désignait la dignité messianique.

— L’image du roi David était apparemment riche de sens pour nos ancêtres : les églises de la Russie de Vladimir, l’église Saint-Dimitri, l’église de la Protection de la Mère de Dieu sur la rivière Nerl sont ornées de bas-reliefs du roi David avec le Psautier. Ce n’est tout de même pas par hasard ?

—Nos ancêtres comprenaient David comme le roi idéal qui d’une part conserve sa fidélité à Dieu, et de l’autre unit le peuple. Pour les princes de l’époque où la Russie était divisée, pour André de Bogolioubovo et Vsévolod la grande nichée, David était avant tout le roi unificateur, car sous son règne, sous le règne de David, deux royaumes s’étaient unis, le royaume du Nord et le royaume du Sud : Israël du temps de David, et ensuite sous Salomon, était un grand empire, fort et solide, réunissant non seulement les tribus d’Israël mais les tribus voisines. Voilà pourquoi, sur la façade ouest de l’église Saint-Dimitri, nous voyons aux pieds de David deux lions. Le prince Vsévolod, qui avait été éduqué en Grèce, pouvait ressentir David comme son protecteur céleste, encore pour une autre raison : il était le plus jeune des fils de Georges au bras long [Youri Dolgorouki], et le fils de sa deuxième femme, et pourtant il avait été appelé à régner comme Prince. C’est pour cela que David, qui était le plus jeune des fils de Jessé, David devant lequel ses frères se prosternaient, signifiait beaucoup pour Vsévolod. Sur la façade nord de l’église Saint-Dimitri, il y a encore un motif décoratif : un homme assis et sur ses genoux un petit garçon chaussé de bottes, cela signifie la dignité de prince, et devant lui il y a encore de chaque côté deux enfants qui lui rendent hommage. Selon toute vraisemblance, ils représentent Jessé et David : pour le prince Vsévolod, c’était une sorte de paradigme : l’élection par Dieu en dépit des règles des hommes.

— Pourquoi n’y a pas un une seule église orthodoxe consacrée à David ? Car l’église fait mémoire de David et le psautier élu est chanté dans chaque église.

— Je ne sais pas pour quelle raison nous n’avons pas cette tradition. J’ai été en Géorgie, j’ai rencontré le saint Patriarche Élie et la première chose qu’il m’a dite était que dans toute la Russie il n’y a pas une seule église consacrée en l’honneur de David le Psalmiste, et nous, nous en avons consacré une. Et le Patriarche m’a invité dans cette petite église sur les bords de la Koura pour me faire lire des psaumes en hébreu, dans la langue de David.
 
— Vous le traduisez encore les psaumes en russe contemporain. Pourquoi faites-vous cela, vous qui êtes prêtre ? La variante adoptée par l’Église ne vous satisfait pas ? Moi par exemple, elle me satisfait entièrement.

— J’aime bien comment sonne le psautier en slavon d’église. Ce texte est très commode pour la récitation à l’église. Je sais que beaucoup de gens qui lisent à l’église, en particulier ceux qui commencent à lire les psaumes à l’église, les lisent avec grand plaisir. Mais je pense que cela vient d’abord du son. Parce que le sens n’est pas tout à fait compréhensible. D’habitude, l’oreille saisit la musique d’une expression ou d’une phrase et puis ensuite le sens échappe, le lien se perd, ensuite notre perception saisit une autre phrase et finalement il nous reste dans la tête uniquement des lignes propositions isolées, qui ne commenceront à former des images précises qu’avec le temps et à condition de lire constamment le Psautier. Bien sûr, je parle de moi, de ma perception, mais je pense que tous ceux qui lisent le psautier en slavon d’église perçoivent les choses plus ou moins de cette manière. Pour ce qui est de la traduction synodale en russe, il est très probable et même sûr que cette traduction transmet plus clairement le sens des psaumes (malgré les nombreuses imprécisions ou même les lectures totalement fautives qu’elle comporte). Mais le fait que cette langue soit lourde et manque de raffinement, l’absence même d’une note poétique (de cette belle sonorité qui distingue notre belle langue slavonne), effraie le lecteur qui pressent intuitivement que les psaumes doivent être de la poésie.
Ainsi donc le texte slavon sonne bien, mais il est composé pour la compréhension. Dans la traduction synodale, le sens est plus clair, mais il sonne mal. Dans mes traductions, j’essaie de concilier ces deux tâches : d’une part la précision absolue, et d’autre part transmettre de manière compréhensible le sens de l’original, mais arriver à ce qu’il sonne bien, grâce à la riche tradition de la poésie russe comme point de repère. Bien que j’essaie de conserver le vers tonique, qui caractérise la poésie biblique, je préfère les rimes intérieures. Bien sûr ces traductions ne sont pas faites pour la lecture à l’office, mais plutôt pour la lecture à la maison, avec pour but de se rapprocher d’une meilleure compréhension du monde si riche de la poésie psalmique.


Le regard de la Bible sur les causes des maladies et la guérison
 
On ne trouve pas dans l’Écriture Sainte des considérations spéciales sur les maladies. Mais il y a pourtant des indications nombreuses sur les maladies, et elles se trouvent dans des livres au contenu le plus varié. Nous pouvons trouver mention des maladies dans les narrations historiques, dans les réflexions édifiantes, dans les enseignements et dans les psaumes, ainsi que là où il est question de ce qui a trait à la pureté rituelle et au culte au Temple.
 
Dans l’Ancien Testament il est fait mention de différentes maladies dont la signification précise n’est pas toujours définie. Par exemple, parmi les malédictions dont le Seigneur menace Israël s’il ne garde pas Ses commandements (Dt 28), mention est faite de la stérilité, la peste, la consomption, la fièvre, l’inflammation, la lèpre, les escarres, les démangeaisons, la folie, des yeux éteints, un souffle au cœur…
 
On note avec intérêt que bien des mots désignant des maladies en hébreu sont à part dans une classe spéciale obéissant à un seul et même modèle morphologique. Les mots les plus généraux pour désigner la maladie en général sont kholi et nega, ce dernier est généralement employé pour désigner des maladies infectieuses.
 
Dans le Nouveau Testament le thème « maladie et guérison » occupe aussi une place très en vue. La majorité des récits de miracles du Sauveur donnent des cas de guérisons miraculeuses : de la belle-mère de Pierre, du serviteur du centurion, de la femme courbée, de l’hémorroïsse, de l’aveugle de naissance, des dix lépreux et encore bien d’autres (des 36 miracles mentionnés dans les Évangiles, 26, c’est-à-dire plus des deux tiers, sont des cas de guérison). Du reste le Seigneur opère toute une série de guérisons le jour du Sabbat, ce qui suscite la colère et la condamnation des docteurs de la loi, des pharisiens, mais d’autre part la jubilation de la foule qui « était dans la joie de toutes les choses magnifiques qui arrivaient par Lui » (Lc 13,17).
 
Toute cette problématique liée aux guérisons le jour du Sabbat est sur le plan purement religieux.
 
C’est pourquoi nous allons tenter, en examinant la signification du Sabbat et des guérisons que le Seigneur opère le jour du Sabbat, d’approcher la compréhension de l’attitude biblique envers la nature et la cause de la maladie.
 
Le septième jour, Dieu Se reposa de toutes Ses œuvres, mais se reposa ne veut pas dire que Dieu Se retire de Ses œuvres. Au contraire, il est dit plus loin que Dieu bénit le septième jour et le sanctifia. Le verbe hébreu shavat (se reposer) est de la même famille que le verbe yashav (s’asseoir). Chaque sabbat, au Temple, dans l’Ancien Testament, les lévites chantaient un psaume [92] sabbatique spécial : Le Seigneur est entré dans Son règne, Il s’est revêtu de splendeur, le Seigneur S’est revêtu de force et Il S’est ceint, car Il a établi l’univers qui ne sera pas ébranlé, Ton trône est préparé depuis l’origine… Autrement dit, tout le monde est créé comme Trône de Dieu, et le septième jour, le Seigneur entre dans Son règne dans le monde, c’est-à-dire manifeste Sa puissance en lui et le sanctifie. Cela concerne en premier lieu l’homme qui est la couronne et l’achèvement de la création. Le monde où habite Adam est désigné par l’expression Gan Eden (jardin de délices, de béatitude), c’est le monde de la santé absolue, où il n’y a ni douleur ni souffrance, où il n’y a ni la maladie ni la mort. Le fameux mot hébreu shalom, que l’on traduit par paix, plénitude désigne également la santé. Dans le monde avec Dieu, le monde où l’homme était en pleine communion avec Dieu, l’homme était en parfaite santé. Et même quand il est ordonné à l’homme de garder et de cultiver le jardin d’Éden, ce travail n’était pour l’homme cause d’aucune fatigue ni épuisement. Ce n’est que quand, par le péché de désobéissance, il fut déchu de la force divine qui le sanctifiait et complétait sa nature créée, que l’homme s’est condamné aux souffrances : tu engendreras tes enfants dans la souffrance dit Dieu à Ève ; Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu as été pris : dans ces mots est contenu désormais le sort de tout homme. Ainsi les maladies se lient avec la mort, et l’une et l’autre sont considérées comme le résultat le plus immédiat de la chute.
 
Dans l’état actuel du monde, l’homme est sujet aux maladies, aux souffrances corporelles et à la mort. Toutefois la responsabilité personnelle pour la maladie n’est pas toujours identique. Parmi les maladies décrites dans la Bible, certaines sont liées au processus de vieillissement de l’organisme qui devient cacochyme : «  Isaac était devenu vieux et ses yeux avaient faibli » (Gn 27,1), « Le roi Asa, au temps de sa vieillesse, eut les pieds malades », (1R15,23), il est fait mention également de défauts congénitaux, ou d’infirmités fortuites, comme par exemple Méribbaal qui était perclus des deux pieds (2S 9,13).
 
Toutefois par principe, le regard biblique ou plutôt le regard de l’Ancien Testament sur la maladie peut être exprimé par ces paroles du livre de l’Exode : « Si tu écoutes bien la voix du Seigneur ton Dieu et fais ce qui est droit à Ses yeux, si tu prêtes l’oreille à Ses commandements et observes toutes Ses lois, tous les maux que J’ai infligés à l’Égypte, Je ne te les infligerai pas, car Je suis le Seigneur, Celui Qui te guérit. » (Ex 15,26).
 
Le Seigneur envoie la maladie à l’homme ou à tout le peuple en punition pour le péché commis : le Seigneur punit de la lèpre Mariam qui avait dit du mal de Moïse (Nb 12,1-14), une épidémie massive frappe les Israélites qui avaient eu des relations avec les filles de Moab et s’étaient commis avec le Baal de Pégor (Nb 25,1-9). La maladie, avec d’autres peines, manifeste la colère de Dieu. Plusieurs fois dans divers livres de l’Ancien Testament on rencontre l’expression : l’épée, la peste et la famine (Jr 14,12 ; Éz 6,11 ; etc.) ce qui indique que l’épidémie de peste était perçue comme l’un des trois plus grands fléaux. Cependant la maladie, comme toute punition envoyée par Dieu, a pour but de mettre un terme à l’iniquité et en même temps de disposer l’homme ou tout le peuple à prendre conscience de son péché et à se repentir.
 
Dans de nombreux psaumes, la prière de supplication pour obtenir la guérison, l’appel à l’aide, l’espérance de la miséricorde de Dieu s’accompagne de la reconnaissance et de la confession de leurs péchés : Il n’est plus rien d’intact en ma chair à cause de Ta colère, il n’est plus rien de sain dans mes os à cause de mes péchés, car mes iniquités déferlent au-dessus de ma tête (Ps 38,4-5).
 
Et Dieu Qui ne veut pas la mort du pécheur, mais veut qu’il se convertisse et qu’il vive, Dieu qui punit mais ne livre pas à la mort accorde la guérison. Dès l’Ancien Testament la guérison est l’une des manifestations constantes de la toute-puissance de Dieu (Ex 19,22 ; 57,18). Cependant il n’est pas interdit de recourir à l’aide de la médecine (2R 20,7), il n’est pas interdit de prendre des médicaments, et chez le Siracide nous trouvons même une louange particulière de la profession médicale (Si 38,9-14) Mon fils, quand tu es malade, ne te révolte pas, mais prie le Seigneur et Il te guérira. Renonce à tes fautes, garde tes mains nettes, de tout péché purifie ton cœur. […] Aie recours au médecin, car le Seigneur l’a créé lui aussi, ne l’écarte pas, car tu as besoin de lui. Il y a des cas où la santé est entre leurs mains. À leur tour, en effet, ils prieront le Seigneur qu’il leur accorde la faveur d’un soulagement et la guérison pour te sauver la vie.
 
La souffrance et la maladie du juste est un thème particulier qu’aborde déjà l’Ancien Testament. Cette maladie ne peut être ni une peine, ni une punition. Le Seigneur la permet comme une épreuve, comme une possibilité, en supportant les souffrances, d’attester de sa foi inébranlable, de porter témoignage par sa fidélité à Dieu, non seulement dans le bien-être, mais également dans la souffrance. Telles sont les maladies par lesquelles le Seigneur fait passer Ses justes Job et Tobie.
 
Enfin, le plus grand des prophètes de l’Ancien Testament, Isaïe, annonce en son chapitre 53 la venue du Serviteur, il voit spirituellement le mystère de la maladie et de la souffrance comme victime expiatoire pour les péchés du monde :
objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. […] Mais lui, Il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison.
 
Ainsi, pour résumer le regard de l’Ancien Testament sur la cause des maladies, on peut signaler les points suivants :
1.         La maladie comme manifestation de la nature imparfaite, périssable de l’humanité déchue.
2.         La maladie comme punition et châtiment pour nos péchés.
3.         La maladie comme appel à la repentance et à la réflexion sur la vie.
4.         La maladie pour éprouver la fidélité.
5.         La maladie comme sacrifice expiatoire.
Cette dernière se réalise dans toute sa plénitude par la Passion volontaire et la mort sur la croix du Sauveur, dont l’examen sort du cadre de cet exposé. Il faut pourtant remarquer que l’Évangile marque une attitude par principe nouvelle envers la maladie. Acceptant sa maladie avec humilité et patience, voyant en elle la volonté de Dieu, l’homme commence à porter sa croix, c’est-à-dire à suivre volontairement le Christ dans la souffrance. La maladie terrible et insensée pour le monde sécularisé devient une ascèse riche de sens pour fortifier son âme, pour acquérir la santé spirituelle, pour entrer dans le mystère de la Passion et de la Résurrection du Christ.
 
Autre aspect très important : nulle part ailleurs n’est exprimé comme dans l’Évangile l’appel à la compassion envers les malades. Cette idée est portée jusqu’à sa limite : celui qui a été attentif envers le malade l’a été envers le Seigneur Lui-même. Dans chaque personne souffrante l’Évangile appelle à voir le Christ souffrant.
 
Mais revenons au thème des guérisons que le Seigneur opère le jour du Sabbat. Le Seigneur, prêchant le jour du sabbat dans les synagogues, proclame que le Royaume de Dieu s’est approché, ainsi que la réconciliation avec Dieu, proclame que l’homme peut de nouveau trouver la paix ou, selon l’expression de l’apôtre Paul, le repos du Sabbat [rus. Subbotstvo]. Les guérisons qu’Il opère aussitôt, confirment la puissance et l’efficacité de Ses paroles. Elles montrent que sur terre, la Puissance de Dieu est déjà en action, elle qui, finalement, finira par vaincre toute maladie. Les miracles des guérisons annoncent cette perfection que l’humanité acquerra dans le Royaume de Dieu lorsque, selon les paroles de l’Apocalypse de saint Jean le Théologien, il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle, et Dieu demeurera parmi les hommes et Il essuiera toute larme de leurs yeux, et il n’y aura plus de mort, ni de pleurs, ni de gémissements, et il n’y aura plus de maladie, car l’ancien monde s’en est allé (Ap 21,4)
 
Sans l’Ancien Testament on ne peut comprendre le Nouveau

 
—  Père Léonide, pourquoi est-il indispensable de lire l’Ancien Testament ? Nous avons le Nouveau, nous avons l’Évangile. N’est-ce pas suffisant ?
 
—  Oui, nous avons l’Évangile et plus nous le lisons, plus nous comprenons combien il est indispensable de connaître l’Ancien Testament pour comprendre plus profondément et plus précisément le Nouveau. Dans le Nouveau Testament, il n’y a aucun livre qui ne comporterait pas de citations de l’Ancien Testament. Bien plus, si nous ouvrons une édition du Nouveau Testament avec des renvois croisés, nous verrons qu’à chaque page il y a des dizaines de références à l’Ancien Testament. Le langage du Nouveau Testament est tout pénétré non seulement de citations directes, mais de connotations, d’allusions, d’images de l’Ancien Testament. Toutes les positions théologiques fondamentales ont été formées à l’époque de l’Ancien Testament. Remarquez : le Sauveur ne démontre nulle part, ne fonde nulle part l’être de Dieu. L’idée générale du Dieu unique et de Sa participation à l’Histoire, de ce qu’Il mène Son peuple au salut, toutes ces vérités sont déjà connues de l’Ancien Testament. Une lecture approfondie du Nouveau Testament est impossible sans l’Ancien. Il nous donne une rétrospective historique, il nous raconte l’économie de notre salut, qui, finalement, est couronné par la révélation du Nouveau Testament.
 
Rappelons-nous la parabole des vignerons homicides (Mt 21, 34-46). Lorsque l’on connaît l’Ancien Testament, en particulier le livre d’Isaïe (et les auditeurs du Christ connaissaient l’Ancien Testament bien mieux que nous : presque littéralement), on voit que c’est précisément de là que sont tirées les images évangéliques. Is 5,1-2 Mon bien-aimé avait une vigne… il l’entoura d’une clôture,… au milieu il bâtit une tour…il y creusa un pressoir. Il attendait de beaux raisins : elle donna des raisins sauvages. Un peu plus loin, le prophète explique : La vigne du Seigneur Sabaoth est la maison d’Israël (Is 5,7). Dans la parabole des vignerons homicides, tout semble compréhensible : le maître de la vigne, c’est évidemment Dieu le Père ; les vignerons, ce sont le peuple d’Israël et ses chefs ; les serviteurs que le maître envoie recueillir les fruits de la vigne, ce sont les prophètes, et finalement Il envoie son fils, c’est le Fils Unique de Dieu… Mais il reste une question : d’après la parabole évangélique, nous ne comprenons pas tout de suite qui est la vigne. Si pour l’Ancien Testament la vigne, c’est Israël, alors qu’est la vigne dans le Nouveau Testament ? Mais un peu plus loin il est dit que le maître de la vigne, quand il viendra, louera sa vigne à d’autres vignerons qui lui en livreront les fruits en leur temps (Mt 21,41) ; et plus loin le Seigneur explique : Pourquoi vous dis-je que le Royaume de Dieu vous sera retiré ?...
Et maintenant nous comprenons que la vigne, dans la parabole évangélique, ce n’est plus l’image d’Israël, mais l’image du Royaume de Dieu, qui est manifesté dans le monde en la personne de Jésus-Christ. Le Seigneur dans Sa parabole ne répète pas l’Ancien Testament, Il remplit ses images d’un contenu nouveau ; il se produit un certain glissement de sens : Israël ne peut être la vigne qu’en étant attaché au Royaume et pas livré à lui-même. C’est pour cela que quand le Seigneur dit, dans l’Évangile de Jean : Je suis la vraie vigne, et Mon Père est le Vigneron (Jn 15,1) et un peu plus bas : Je suis la vigne, et vous êtes les sarments, celui qui demeure en Moi, et Moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit (Jn 15,5) c’est le prolongement de cette même catégorie de sens que nous ne pouvons pas voir si nous ne connaissons pas et ne comprenons pas l’Ancien Testament.
 
Il y a une quantité d’exemples semblables où c’est précisément l’Ancien Testament qui contient le point de départ permettant d’éclairer la parabole ou l’enseignement du Nouveau Testament. On peut dire que même les narrations évangéliques se forment en lisant l’Ancien Testament. Les Hébreux ont toujours été émus par les prophéties messianiques, c’est-à-dire les prophéties sur la venue du Messie ; à l’époque évangélique il y avait des compilations de telles prophéties : elles sont connues parmi les trouvailles de Qumran, c’est ce qu’on appelle les Testimonia, c’est-à-dire les témoignages. Dans le tout premier chapitre de l’Évangile selon Matthieu, nous lisons : Tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur (Mt 1,22) et ensuite ce pour que s’accomplît cet oracle (référence à la prophétie messianique) se répète des dizaines de fois. L’événement du Nouveau Testament est mis en correspondance avec le texte de l’Ancien Testament. L’Évangéliste veut démontrer que les prophéties messianiques bien connues des Hébreux du premier siècle s’étaient accomplies en la personne du Sauveur. Il se crée même l’impression que Matthieu raconte non pas tout, mais seulement ce qui est mis en lumière par les prophéties messianiques. C’est ainsi que se forme la narration évangélique.
 
— Mais le Sauveur Lui-même se tourne à plusieurs reprises vers l’Ancien Testament, il cite directement ou renvoie à lui ? Pourquoi ?
 
Parce que c’est précisément la prédication qui est la plus compréhensible et la plus convaincante pour les juifs de ce temps. Pour eux la seule déclaration fondée, argumentée, c’est celle qui contient une citation de l’Ancien Testament. Le judaïsme de l’époque du Second temple est « centré sur la Torah ». La Torah, c’est-à-dire le Pentateuque de Moïse, la Loi, c’est pour lui la pierre d’angle. Toute affirmation doit être corroborée par un renvoi scripturaire. Nous voyons que souvent les questions qui sont posées au Sauveur concernent le sens de la Loi, par exemple : Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? Et Il répond en citant la Loi : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme, et de tout ton esprit (Mt 22, 35-40). La réponse du Sauveur est une citation directe du Deutéronome (…).
 
L’apôtre Paul fait de même. Il explique aux juifs à la Synagogue Qui est le Christ, en partant de la Loi et des Prophètes. S’il ne se référait pas à eux, sa parole ne serait pas reçue. «  Suivant son habitude, Paul alla les y trouver. Trois sabbats de suite il discuta avec eux d’après les Écritures, Il leur expliquait, établissant que le Christ… » (Ac 17,2) « Dans l’exposé qu’il leur fit, il rendait témoignage du Royaume de Dieu et cherchait à les persuader au sujet de Jésus, en partant de la loi de Moïse et des Prophètes. Cela dura depuis le matin jusqu’au soir. » (Ac 28,23).
 
On note avec intérêt qu’on trouve un écho de cette tradition didactique plus tard, au IIe siècle : le fait de suivre formellement ce principe parmi les judaïsants provoque une plainte de saint Ignace d’Antioche le Théophore : « J’ai entendu dire à certains : ‘ si je ne trouve pas dans les anciennes Écritures, je ne croirai pas ce qui est écrit dans l’Évangile’ ». (Épître aux Philadelphiens, 8). Ce à quoi Ignace répond : « mais pour moi, le Christ est plus ancien que les Écritures ».
 
D’une manière générale on peut dire que les Hébreux contemporains de l’époque évangélique ne pouvaient venir au Nouveau Testament qu’en passant par l’Ancien, et nous, à commencer par les premiers chrétiens européens, nous allons généralement à l’inverse, du Nouveau à l’Ancien. Mais de cette manière aussi, le lien nécessaire entre les deux Testaments se trouve rétabli.
 
­ La connaissance de l’Ancien Testament enrichit et approfondit notre vie spirituelle, mais en nous tournant vers lui, nous devons être prêts à rencontrer des difficultés, des questions qui au début semblent insolubles, et les doutes qui en découlent… Que devons-nous comprendre d’emblée une fois que nous avons ouvert l’Ancien Testament ?
 
Tout d’abord, la distance : ces textes ont deux ou trois millénaires. C’est pourquoi ils diffèrent considérablement de la littérature à laquelle nous sommes habitués. Notre perception de lecteur, formée sur les bancs de l’école par la lecture d’ouvrages modernes, de manuels, de journaux etc. ne convient pas lorsque nous lisons la Bible : la littérature ancienne est régie par des lois complètement différentes. Nous sommes habitués à recevoir l’information sous une forme explicite, à lire passivement ce qui est exposé. Dans la Bible, tout se passe autrement. La Parole de Dieu est dispensée d’une manière cachée. La Bible ne nous dit pas tout jusqu’au point final, elle construit tout autrement son dialogue avec le lecteur. Elle nous entraîne dans un dialogue, elle nous amène aux questions et exige que nous trouvions une réponse. Souvent cette réponse se trouve également dans la Bible. Le lecteur n’est pas un consommateur passif : il doit continuellement se poser des questions et chercher les réponses : les questions sont provoquées par l’Écriture, et les réponses nous sont soufflées également par l’Écriture. Cela caractérise tant l’Ancien que le Nouveau Testament. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende (Mt 13,9). C’est pourquoi les questions, les interrogations, le sentiment d’un certain non-dit ne doivent pas nous effrayer : au contraire, tout cela doit nous attirer vers ce livre et nous faire revenir encore et encore à sa lecture.
 
­ —Mais voici l’un des nombreux exemples possibles d’interrogations. Dans le livre de la Genèse il est dit : qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel (Gn 1,14). Mais nous savons bien que les corps célestes ne sont pas attachés au firmament. Comment devons-nous recevoir ces paroles : comme reflet des conceptions des hommes de ce temps ou comme la vérité ?
   
Tout d’abord, le mot « firmament » nous vient du texte grec. Et ce que veut dire « rakia », un mot assez rare en hébreu, n’est pas très clair. Le verbe de la même racine « raka » veut dire « étendre », « aplatir, écraser »’Si on adopte le sens d’« étendre », on peut supposer qu’il s’agit d’un espace étendu. C’est-à-dire un problème de traduction. Mais l’important, c’est de comprendre que l’essentiel n’est pas là. Dans la Bible, il faut savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire. Le principal de ce que nous apprenons dans le livre de la Genèse, c’est que Dieu est le Créateur de l’Univers. Les premières lignes de ce livre balayent les conceptions païennes d’une chaîne d’engendrements divins. Nous voyons Un seul Dieu : Elohim.
 
La deuxième chose qui doit nous frapper, c’est qu’au sommet de la création se trouve l’homme. Il apparaît le dernier jour comme le couronnement de la création. Et Dieu veut habiter en l’homme. Il veut que l’homme partage avec Lui Sa vie divine. L’homme doit être ce centre par lequel le monde s’unit avec Dieu, l’homme est aimé de Dieu qui a soif de communiquer avec Lui. Et quand apparaissent sur terre les héros géants (dont les exploits et la force enthousiasmaient les Anciens, qui composaient sur ce sujet des poèmes épiques), le Seigneur regrette que ces gens ne sont que de chair et que donc Son Esprit ne peut pas habiter en eux. Les dieux païens sont jaloux, ils ne veulent pas que les humains s’introduisent dans leur sphère, et dès les premières pages de l’Ancien Testament nous voyons Dieu Ami de l’homme, qui veut que l’homme participe à Sa vie. C’est le principal, la chose étonnante que nous rencontrons dans les pages du livre de la Genèse. Mais bien sûr, tout cela ne trouvera sa réalisation finale qu’avec la venue du Sauveur.
 
Il faut bien comprendre que l’histoire avant Abraham, c’est la protohistoire, où sont signalés les problèmes fondamentaux de l’existence humaine, et ce n’est pas à prendre de manière trop littérale (sans quoi nous devrions reconnaître qu’un serpent peut parler avec une voix humaine, etc.). Cela parle de l’homme et de la femme, de la fidélité et de la trahison, du premier meurtre, du péché de ne pas respecter ses parents, de la tentation : ce sont les archétypes les plus importants de l’existence humaine. C’est avant tout un texte théologique, exposé dans le langage de la parabole, mais reflétant des événements réels.
 
Des incompréhensions peuvent surgir aussi du fait de l’ignorance des particularités linguistiques. La Bible nous parle avec le langage, les images, les tournures que l’on employait à ces époques. Quand nous lisons « le Seigneur a créé le ciel et la terre », c’est une tournure idiomatique qui signifie « a créé l’Univers ». En hébreu le mot « l’Univers » n’existe pas, et on le remplace par l’expression « le ciel et la terre ».
 
­ — En une seule causerie, il est impossible, évidemment, de poser toutes les questions qui surgissent, ne serait-ce que parce que l’Ancien Testament est immense ; mais essayons de nous arrêter aux plus courantes. Beaucoup sont rebutés par la cruauté de cette loi que Dieu donne à Son peuple : une loi qui exige une peine immédiate et terrible pour celui qui a enfreint le sabbat ou pour la femme qui a trompé son mari. Faut-il croire que cette loi a véritablement été donnée par Dieu et pas engendrée par les mœurs de ce temps —
 
­ — J’ai la même difficulté que vous à répondre à ces questions parce que je vis, moi aussi, à l’époque chrétienne. Mais il faut se souvenir que toute l’histoire de l’Ancien Testament, c’est l’histoire de l’éducation d’un peuple que l’on prépare à recevoir la Parole de la vérité Divine. Dieu comme éducateur est assez sévère, mais cela correspond aux mœurs de ces gens et aux tentations qui les entouraient. Ces gens avaient besoin de normes sévères pour ne pas se dépraver et aller vers le paganisme.  Tout ce que nous lisons, nous devons le comparer non pas avec notre réalité, mais avec la réalité qui entourait le peuple de l’Ancien Testament. De cette manière nous comprendrons que la loi de l’Ancien Testament est en fait un pas en avant, un pas pour mettre une limite raisonnable à la cruauté primitive. Ainsi, l’affirmation qu’il faut appliquer la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent », pour nous, éduqués par l’appel chrétien à la miséricorde, nous apparaît comme d’une extrême cruauté. Mais si nous nous rappelons le chant de Lamek, qui dit qu’il est prêt à tuer un enfant pour un bleu [Gn 4,24] nous verrons que la loi « œil pour œil » vise à limiter l’esprit de vengeance.
 
 
­—Et encore une question tout aussi fréquente. Dans les livres de Moïse, on trouve une quantité d’instructions détaillées dans toutes les situations possibles de la vie. Certaines de ces instructions nous frappent par leur sagesse et leur humanité, d’autres semblent cruelles, des troisièmes nous rendent confus par la complexité rituelle : pour l’homme moderne, ces exigences et ces interdits peuvent sembler insensés. Devons-nous les comprendre comme venant effectivement de Dieu ?
 
— Des choses qui paraissent insensées deviennent souvent compréhensibles à la lumière des recherches contemporaines, historiques et archéologiques. Eh bien par exemple, une exigence apparemment si étrange : ne fais pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère (Exode 23,19 ; Deutéronome 14,21). Cela a eu pour résultat final que les juifs n’associent pas la viande et les produits laitiers dans leurs repas. Dans les années 1930, lors des fouilles dans la ville antique d’Ougarit, on a découvert une bibliothèque en caractères cunéïformes qui est devenue notre principale source de connaissances sur la mythologie phénicienne et cananéenne. En particulier, les tablettes racontent, sur la fête centrale consacrée au dieu suprême du panthéon cananéen, qu’en qualité d’offrande, on cuisait un chevreau précisément dans le lait de sa mère. Cet interdit qui nous semble insensé signifie en fait l’interdit pour les juifs de participer à une fête païenne.
 
Quand quelque chose semble incompréhensible, il faut se rappeler que nos connaissances sur l’histoire du Proche Orient sont peu développées et fragmentaires : même les connaissances des savants (l’archéologie biblique comme science n’a pas plus de 150 ans), sans parler des connaissances du lecteur ordinaire. C’est pourquoi il ne faut pas penser que ces choses qui nous semblent insensées aujourd’hui le sont effectivement.
 
­—Les lecteurs de l’Ancien Testament se heurtent à un problème particulier : celui des prophéties messianiques : il n’est pas toujours facile de les remettre en rapport avec ce que nous savons du Christ étant chrétiens. Isaïe dit que ce sont nos souffrances qu’Il portait et nos douleurs dont Il était chargé (Is 53,4) Il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes (53,5) mais Il a souffert volontairement (53,7) mais ces textes ne nous parlent pas du Fils de Dieu, Consubstantiel au Père, ils ne parlent pas de l’une des Personnes de la Trinité.   
 
—  Il faut se souvenir que l’Ancien Testament n’est qu’une approximation. Toute la plénitude de la révélation apparaît dans le Nouveau Testament. Ce n’est que là que nous pouvons entendre : Qui M’a vu a vu le Père… Je suis dans le Père et le Père est en moi. (Jn 14, 9-10) L’identité entre le Messie et Dieu est proclamée seulement dans le Nouveau Testament. Mais dans les limites de l’Église de l’Ancien Testament aussi, mûrissaient les intuitions du Nouveau Testament.
 
—  L’idée même du « Verbe de Dieu » créateur, de la Sagesse qui se tient devant le trône de Dieu, de la Gloire, sont tout à fait dans l’Ancien Testament. À l’époque du Second Temple dans la théologie juive apparaît le concept de Verbe. C’est l’idée théologique qu’il y a Dieu et qu’il y a le Verbe de Dieu. L’Ancien Testament est pénétré de ces révélations du Sauveur qui vient, mais on peut les comparer avec des éclats de lumière, tandis que dans toute Sa plénitude, la Personnalité du Fils de Dieu nous apparaît dans le Nouveau Testament.
 
—  L’Ancien Testament, c’est en essence une énorme généalogie très développée, et l’Évangile selon Matthieu commence lui aussi par la généalogie du Sauveur. Cela parle aussi du lien direct entre les deux Testaments ?
 
—  Si l’Évangile de Matthieu ne commençait pas précisément comme cela, toutes ces couronnes de noms de l’Ancien Testament resteraient pour nous de l’archéologie pure. Cette longue liste de noms a fait que sur l’arbre du genre humain a mûri un fruit si étonnant : humain mais en même temps Divin, le Christ, qui a réuni en Lui toute la plénitude des deux natures. Si un tel fruit a pu arriver à maturité, cela veut dire que cet arbre est absolument spécial, un arbre capable de porter des fruits divino-humains, des fruits remplis de l’esprit divin. Les petites chaînes de noms dans l’Ancien Testament nous disent que le peuple hébreu vivait dans l’attente, espérait atteindre ce qu’il attendait, y arriver ne serait-ce que par ses descendants. Et si les descendants gardent la mémoire de leurs ancêtres, cela rend les ancêtres participants aux événements évangéliques.
 
­—  Sans connaître l’Ancien Testament, pouvons-nous comprendre les offices orthodoxes ?
 
—  Nous avons dans nos offices une quantité énorme de textes de l’Ancien Testament. Nous y entendons des psaumes, mais malheureusement nous ne cherchons pas toujours à entrer dans leur sens. À chaque office de vigiles nous entendons le Psaume 50 de David, mais pouvons-nous le comprendre correctement si nous n’avons pas lu le Livre des Rois, et si nous ne savons pas ce qui est arrivé à David.  Et dans quelles circonstances il a chanté ce psaume ? Outre les Psaumes, nous avons les parémies, ce sont des passages de l’Ancien Testament qui sont lus à l’office, il y a aussi les prokeimena qui sont des versets psalmiques, mais dans les canons aussi nous avons énormément d’images tirées de l’Ancien Testament : Lorsqu’Israël traversa l’abîme à pied sec… De quoi s’agit-il ? De plus l’Ancien Testament est présent dans le contenu de notre livre de prières. Nous répétons : « je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive », nous le répétons généralement sans savoir que c’est le Seigneur qui, le premier, a dit cela par la bouche d’Ézéchiel [18,32].
 
­—  Pourquoi n'a-t-on pas inclus dans la Bible canonique des textes poétiques aussi expressifs que Judith, Tobie, le deuxième et le troisième livres d’Esdras, les livres des Macchabées, la sagesse de l’Ecclésiastique (Josué ben Sirac) ? Sont-ils moins importants pour nous que les livres canoniques ?
 
—  Le canon s’est formé vers la fin du premier siècle après la Nativité du Christ. Le canon, ce sont les livres recommandés pour être lus en qualité d’Écriture Sainte. Le canon hébreu massorétique s’est formé en Palestine, et à Alexandrie, dans un autre milieu, il s’est formé le canon chrétien qui est plus large. À la fin du IVe siècle, saint Jérôme a introduit la notion de livre canonique ou non canonique : il considère que les livres qui entrent dans le canon de Palestine ne suscitent aucun doute quant à leur authenticité (il parle même d’un concept de vérité hébraïque).  Les livres qui n’en font pas partie mais sont dans la Bible grecque, dans le canon de la Septante, le bienheureux Jérôme les considérait comme utiles et admissibles, mais les appelait deutérocanoniques, c’est-à-dire qu’il considérait leur autorité comme un peu moindre. Ce système s’est établi dans le monde chrétien et depuis lors nous divisons les livres de la Bible en canoniques et non-canoniques. Les non-canoniques ne sont pas mis dans un bloc à part : ils sont dans la Bible, chacun selon son genre littéraire et sa chronologie, et cela dit qu’au début, ces livres étaient considérés sur le même pied que tous les autres. Il est aussi utile et indispensable de les lire eux, que les autres. Ce sont de très importants témoins de la littérature vétérotestamentaire.
 
­ —  Comment conseilleriez-vous de lire l’Ancien Testament : tout à la suite ? Mais c’est pénible, certains livres sont vraiment difficiles à avaler.
 
—  Je conseillerais de lire non pas à la suite, mais en omettant de longs passages. Il est indispensable de lire la Genèse, l’Exode, le Deutéronome, qui était spécialement important pour les contemporains du Sauveur ; et ensuite les livres historiques : Josué, le livre des Juges, les livres des Rois dont une grande partie est consacrée à l’histoire du roi David. Les livres prophétiques ont une grande importance pour le chrétien: c'est précisément eux qui nous parlent du Sauveur, qui forment un pont entre l'Ancien Testament et le Nouveau Testament. Dans l’Ancien Testament il y a beaucoup de livres d’enseignement et de livres poétiques : le livre de Job, le Cantique des Cantiques, l’Ecclésiaste. La Bible, ce n’est pas un seul livre, c’est une sorte de bibliothèque qui renferme des livres très divers, mais dans n’importe lequel d’entre eux on peut trouver beaucoup de choses intéressantes et instructives.
 
 
Les préfigurations de l’Eucharistie dans l’Ancien Testament

Les paroles que le Sauveur prononce à la synagogue de Capharnaüm : Je suis le pain de vie (Jn 6,48) ; Je suis le pain vivant descendu du ciel (Jn 6,51) provoquent l’indignation et des controverses parmi les juifs. Elles rendent un son tellement étrange, que d’après le témoignage de l’évangéliste Jean « beaucoup de Ses disciples Le quittèrent » (Jn 6,66). Comme on le voit dans la narration évangélique, ce qui suscite les objections des juifs, c’est que le Seigneur appelle « pain de vie » Sa propre Chair (les juifs sont particulièrement indignés par l’appel à manger la Chair et boire le Sang de Jésus), tandis que les concepts : « pain descendu du ciel » (Jn 6,33), « pain de vie » (Jn 6,48), pain vivant (Jn 6,51) semblent ne provoquer aucune protestation ni interrogation. Pour anticiper quelque peu, on peut dire que l’expression évangélique « pain de vie », de même que l’autre expression tirée de la première épître de l’apôtre Paul aux Corinthiens « coupe de bénédiction » (10,6), étaient connues et avaient cours dans le judaïsme du temps du Second temple. Elles se rencontrent en particulier dans l’apocryphe juif écrit en langue grecque  Joseph et Aséneth1, où leur charge sémantique est très importante.


Bien sûr, l’idée de l’Eucharistie telle qu’elle a été instituée par le Seigneur Jésus Christ au cours de la Dernière Cène, l’idée de l’Eucharistie comme le nouveau et très grand don de la Bonté Divine est absente, et simplement impossible pour l’Ancien Testament. Cependant, le thème de la nourriture, de manger la nourriture, le thème de repas communs et cultuels occupe une place remarquée, pour ne pas dire centrale, dans la pratique religieuse de l’Ancien Testament. Le rôle du manger, tel qu’il apparaît dans la littérature biblique et intertestamentaire, dépasse largement le cadre du rassasiement habituel et physiologique et comporte quantité d’aspects : sociaux, rituels, cultuels etc. D’autre part, la nourriture (cad. la satiété ou au contraire la faim) détermine la relation de Dieu envers l’homme, Sa bienveillance ou le châtiment qu’Il envoie. Tout cela fait de la nourriture l’un des symboles dominants de l’Écriture Sainte.



Examinons brièvement certains aspects de l’idée vétérotestamentaire sur la nourriture, qui peuvent avoir une importance dans la perspective de l’Eucharistie néotestamentaire.

I. Les données bibliques et la création
La première chose qui doit attirer notre attention, c’est que l’on trouve des indications sur la nourriture dès le début du livre de la Genèse, qu’elles figurent dans l’hexaéméron, c’est-à-dire qu’elles constituent une part inaliénable de la narration sur la création. Aussitôt après la création des êtres vivants et de l’homme, Dieu donne Ses instructions au sujet de la nourriture.

Dieu dit : Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture (Gn 1,29).
Non seulement Dieu crée (telle est l’étymologie du verbe ברא) le monde à partir du non-être et l’amène à l’être, mais Il le nourrit, cad. qu’Il ne laisse pas le monde dans Sa Bonne Providence (curieusement, la forme causative de la même racine ברא a le sens de nourrir…).
L’image de Dieu qui se soucie de la nourriture de ses créatures se retrouve constamment dans la Bible :
Tous ont les yeux sur Toi, ils espèrent ;
Tu leur donnes la nourriture en son temps ;
Toi, Tu ouvres la main
Et rassasie tout vivant à plaisir
(Ps 145, 15-16)
Au sens le plus général cet aspect de la création est présenté dans la description de la création au livre de l’Ecclésiastique (du Siracide) :
Il ordonna Ses œuvres pour l’Éternité
Depuis leurs origines jusqu’à leurs générations lointaines,
Elles ne souffrent la faim ni la fatigue,
Et n’abandonnent jamais leur tâche.
(Si 16,27)
Il était prescrit de rendre grâce pour la sollicitude de Dieu envers son peuple, pour la Providence de Dieu, lors d’une offrande spéciale et pour la dégustation des prémices, c’est-à-dire des premiers fruits :
Tu les déposeras [les premiers fruits] devant le Seigneur ton Dieu et tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu. Puis tu te réjouiras de toutes les bonnes choses dont le Seigneur ton Dieu t’a gratifié… (Dt 26, 10-11)

La nourriture et l’Alliance
Un autre point très important : au centre de la création est l’Alliance entre Dieu et l’homme. Dieu et créateur, et Il est « le Dieu fidèle qui garde son alliance » (Dt 7,9) (le mot : ברית l’alliance est un dérivé de la même racine ברא). Chaque fois que l’alliance est conclue ou renouvelée, toute la création est renouvelée. Quels événements ayant accompagné l’alliance au Sinaï se sont incrustés le plus profondément dans la mémoire des Hébreux anciens ? Le premier est que Dieu a divisé les eaux de la mer des Roseaux, séparant les fils d’Israël d’avec les Égyptiens, et le deuxième que Dieu a nourri son peuple dans le désert. Dans le Nouveau Testament, toutes ces figures bibliques trouvent leur accomplissement dernier et définitif : en Christ l’homme est appelé la nouvelle création (2Cor 5,17 ; Gal 6,15) : c’est la nouvelle création que le Seigneur retire du pouvoir de la mort et nourrit de Sa propre Chair et de Son propre Sang.
Le fait de manger ensemble de la nourriture est partie intégrante de tous les traités et de toutes les alliances dans l’Ancien Testament. Par exemple, la narration du traité conclu entre Jacob et Laban se termine par la description de leur banquet commun.
Jacob fit un sacrifice sur la montagne et invita ses frères au repas ; ils prirent le repas et passèrent la nuit sur la montagne. (Gn 31,54)

Lors de la réconciliation avec Abimelek, Isaac fit un festin et « ils mangèrent et burent » (Gn 26,30).
De même l’alliance entre Dieu et l’homme est scellée par un festin en présence de Dieu. Après la proclamation de l’alliance au Sinaï
Moïse monta ainsi qu’Aaron, Nadab, Abihu et soixante-dix des anciens d’Israël… Ils virent [la place du] Dieu d’Israël…puis ils mangèrent et burent.
(Ex 24,9-11).
La même chose concerne le renouvellement de l’alliance, tel qu’il est décrit par exemple dans le livre de Néhémie :
« Et tout le peuple s’en fut manger, boire…et se livrer à grande liesse » (Né 8,12).

La nourriture et la commémoraison2
Même si Joachim Jeremias a remarqué que dans le judaïsme tout « contact à table signifiait un contact devant Dieu » (New Testament Theology3, New York 1971, p.115), dans la pratique du culte de l’ancien Israël, les repas rituels jouaient un rôle particulier : on faisait mémoire des événements de l’histoire sainte, liés avec l’intervention de Dieu dans le passé pour défendre Son peuple. L’exemple le plus marquant est, bien sûr, la fête de la Pâque (Dt 16,1-8), pendant laquelle il est prescrit à Israël de manger l’agneau avec du pain azyme « ainsi tu te souviendras tous les jours de ta vie du jour où tu sortis d’Égypte » (Dt 16,3). À propos de tels repas il est dit dans la Bible qu’ils se déroulent « devant la face du Seigneur » ou « en présence du Seigneur » tandis que le peuple est appelé à « se réjouir devant le Seigneur » (Dt 14,26 etc.). De même, lorsqu’Il a établi le sacrement de l’Eucharistie, le Seigneur a ordonné à Ses disciples : « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22,19), et les premiers chrétiens, comme le remarque l’évangéliste Luc « rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur » (Ac 2,46-47).

La nourriture et l’action de grâces
Comme préfiguration de l’eucharistie chrétienne, l’une des alternatives au repas pascal que propose la science contemporaine est le זבח תודה (sacrifice en action de grâces)—une action de grâces cultuelle d’une personne ou d’un groupe de personnes en mémoire de l’aide divine ou du salut qui à côté de l’offrande (pain amer, feuilles de pain, farine de froment avec de l’huile, mais aussi du pain levé (Lv 7,12-15), incluait une hymne relatant ce qu’avait créé Dieu et la table commune.

La nourriture et la purification
En relation directe avec notre sujet, nous avons les banquets cultuels accompagnant les offrandes et qui sont une part inaliénable du rite de la purification :
Moïse s’irrita contre Éléazar et Itamar, les fils survivants d’Aaron, ‘Pourquoi, dit-il, n’avez-vous pas mangé cette victime dans un lieu sacré ? Car c’est une chose très sainte qui vous a été donnée pour ôter la faute de la communauté en faisant sur elle le rite d’expiation devant le Seigneur’.
(Lv 10,16-17)
Nous voyons la même chose dans la description du sacrifice particulier du pain :
C’est une part très sainte comme le sacrifice pour le péché et le sacrifice de réparation. Tout mâle d’entre les fils d’Aaron pourra manger cette part des mets de Yahvé (c’est pour tous vos descendants une loi perpétuelle) et tout ce qui y touche se trouvera consacré.
(Lv 6,10-11)

Le festin eschatologique et la victoire sur la mort
Enfin, pour parler des préfigurations de l’Eucharistie dans l’Ancien Testament, il faut s’arrêter sur la vision prophétique d’Isaïe où le triomphe à venir de la connaissance de Dieu, ouverte à tous les peuples, et la victoire sur la mort se déroulent dans une image du festin eschatologique :
Le Seigneur Sabaoth prépare pour tous les peuples, sur cette montagne, un festin de viandes grasses, un festin de bons vins, de viandes moelleuses, de vins dépouillés. Il a détruit sur cette montagne le voile qui voilait tous les peuples et le tissu tendu sur toutes les nations. Il a fait disparaître la mort à jamais.
(Is 25,6-8)
La vision prophétique du festin à venir, auquel la mort sera écartée, trouve son incarnation dans l’appel du Sauveur :
Celui qui mange Ma Chair et boit Mon Sang a la vie éternelle, et Je le ressusciterai au dernier jour (Jn 6,54).

Les données extra-bibliques
Pour passer à l’examen des données extra-bibliques, je voudrais remarquer que l’analyse détaillée de la genèse et des rapprochements typologiques entre la Dernière Cène et les pratiques des repas en commun, répandus dans le judaïsme du Second Temple ne faisaient pas partie du propos de mon exposé. Remarquons seulement qu’outre le repas pascal et les sacrifices en actions de grâces connus dans la Bible, on associait la Dernière Cène avec les repas du type קדוש (Qiddouch), חבורה (Havourah), ainsi que des repas en commun des Esséniens.
L’idée que la Dernière Cène était le qiddouch du sabbat, se basant sur ce que le qiddouch présuppose la bénédiction du vin suivie de la fraction du pain, est actuellement résolument rejetée : on considère que combiner la bénédiction du vin le jour du sabbat et la fraction du pain s’est fait à la fin de la période des Tannaïm ou même au début de la période des Amoraïm à Babylone. Cette hypothèse est à rejeter puisque le qiddouch se déroulait le vendredi soir, et jamais le jeudi.
Autre hypothèse, et encore moins fondée : le lien de la Dernière Cène avec des repas du type havourah, parce que c’étaient non seulement des festins amicaux, mais des repas liés à certains rites : mariage, circoncision, funérailles.
Il est peu probable également que les coutumes des Esséniens aient exercé une influence directe sur la Dernière Cène ou sur l’Eucharistie des premiers chrétiens. D’importantes différences sont évidentes : chez les Esséniens, le repas en commun faisait partie de la vie monastique (alors que chez les chrétiens, les femmes aussi prenaient part au repas eucharistique), n’y étaient admis que ceux qui avaient passé deux années de probation, on éloignait de la table commune ceux qui étaient atteints d’une maladie ou d’une infirmité. Malgré cela, trois aspects des repas chez les Esséniens méritent notre attention pour le thème qui nous occupe.

Premièrement, les Esséniens (de même que les pharisiens) considéraient que le caractère et la pureté de la nourriture quotidienne exprimaient et vérifiaient leur fidélité à la Loi, telle qu’elle était comprise dans leur communauté. La règle de la pureté, qui dirigeait leur communauté à table, marquait la frontière entre [le reste du monde et] les membres de la communauté gardienne de l’Alliance, qui « ensemble étaient attachés à Sa vérité et à suivre Sa volonté » (1QS4 5,9-10).

Deuxièmement, il est très probable que les Esséniens donnaient à leurs repas le caractère d’une action sacrée. Flavius Josèphe dit qu’après les ablutions rituelles, les Esséniens « aussitôt purifiés, passaient dans le réfectoire comme dans une enceinte sacrée » (la Guerre des Juifs 2.8.5 §129). Avant le repas, le prêtre étend la main et prononce la bénédiction sur les prémices du pain et du vin (1QS 6.4.5). Philon, lorsqu’il décrit le groupe parent des Thérapeutes, appelle leur repas « la réunion sacrée » (de Vita Contemplativa 71). Puisque de nombreux passages de 1QS parlent de la vie de la communauté comme un substitut du culte au Temple (5,6 ; 8,3 ; 9,4), et que la participation au sacrifice du Temple (dans la mesure où les textes parvenus jusqu’à nous permettent de juger) était soit complètement niée, soit considérablement limitée (par exemple : « tous ceux qui ont été introduits dans l’Alliance, ils n’entreront pas dans le Sanctuaire pour allumer [le feu sur] Son autel en vain » (Écrit de Damas5 VI,12), on peut supposer que les Esséniens assimilaient leurs repas à des repas sacrificiels. On peut en trouver la confirmation indirecte dans les ossements d’animaux soigneusement enterrés à Qumran. Si cette considération correspond à la réalité, alors on peut tracer un parallèle entre la pratique des Esséniens et le témoignage des Actes, où il est dit que les premiers chrétiens, prenant part à l’office au Temple, se réunissaient séparément dans les maisons pour la fraction du pain (2,46), ce en quoi de nombreux chercheurs voient la célébration de l’Eucharistie.

Troisièmement, comme l’on voit d’après 1Q Sa (Supplément à la règle de la communauté6), où est exposée la règle de la communauté « à la fin des jours », les repas en commun des Esséniens étaient également un symbole eschatologique : la table commune en présence du Messie (« l’oint d’Israël »), dans les derniers jours sera célébrée de la manière habituelle (cf. 1Q Sa2,17-21 et 1QS 6,4-5), c’est pourquoi tout repas commun des Esséniens se révèle être la préfiguration du festin eschatologique futur. L’orientation eschatologique de l’Eucharistie se remarque déjà dans les paroles du Sauveur, prononcées lors de la Dernière Cène : En vérité Je vous le dis, désormais je ne boirai plus du fruit de cette vigne jusqu’au jour où je boirai avec vous le vin nouveau dans le Royaume de Mon Père (Mt 26,29).

Parmi les apocryphes de l’Ancien Testament, à propos de l’Eucharistie, l’un d’eux attire spécialement l’attention des chercheurs ; il s’est conservé en plusieurs langues et en diverses variantes : c’est Joseph et Aséneth7. La narration de cet apocryphe se base sur l’histoire du livre de la Genèse (41,45), qui dit que Pharaon a donné pour épouse à Joseph Aséneth, fille de Poti-Phéra, prêtre d’Héliopolis. Cette notation courte est développée en un vaste sujet avec une multitude de détails fantastiques. Le problème principal est la conversion d’Aséneth (dont les lèvres « étaient souillées de la graisse de la viande offerte aux idoles et de la louange des dieux égyptiens ») au judaïsme, afin de lui faire épouser Joseph (qui s’appelle adorateur de Dieu, « qui bénit Dieu, mange le pain béni et vivifiant, boit la coupe bienheureuse de l’immortalité et est oint d’une onction d’incorruptibilité »). La différence fondamentale entre les Hébreux et les Égyptiens païens est incarnée ici dans le repas. En l’absence de toute mention de la Loi ou des Commandements, la nourriture occupe la place de symbole central de l’identification religieuse. Elle permet non seulement de communier avec le peuple élu de Dieu, mais elle est la condition immuable pour la rénovation spirituelle : dans la prière à propos d’Aséneth, Joseph prononce les paroles suivantes :
« Seigneur, bénis cette fille et rénove-la par Ton Esprit, et l’ayant recréée par Ton invisible main, communique-lui la vie nouvelle. Et qu’elle mange le pain de vie et qu’elle boive à la coupe vivifiante : unis-la à Ton peuple élu par Toi avant la création du monde, et qu’elle entre dans Ton repos préparé par Toi pour Tes aimés, et qu’elle vive de la vie éternelle ! »

Le sommet de la conversion d’Aséneth est figuré comme la table commune d’Aséneth avec l’ange qui lui est apparu. Ce repas transfigure tout son être, et l’ange s’adresse à elle :
Bienheureuse es-tu, Aséneth, car les mystères du Dieu Très-Haut t’ont été révélés ! Bienheureux aussi ceux qui comparaîtront devant le Seigneur dans le repentir : ils mangeront de ces rayons de miel qui donnent de la vie… Car celui qui a mangé de ces rayons ne mourra pas dans les siècles. Et cet homme tendit la main, détacha une partie de rayon et en mangea lui-même et il lui en mit un morceau dans la bouche en disant : Voilà, Aséneth, tu as mangé le pain de vie et tu as bu à la coupe d’immortalité, et tu as été ointe de l’huile sans tache. Désormais ton corps va s’épanouir comme une fleur grandie sur la terre du Très-Haut, tes os vont se fortifier comme les cèdres qui poussent dans le paradis des délices, car la force te pénètrera tout entière et ta jeunesse ne verra pas la vieillesse, et ta beauté ne t’abandonnera pas à jamais.
Ici nous sortons des frontières du réel et nous arrivons au rêve ou même à l’imagination de l’Ancien Testament, toutefois, ce qui est manifesté dans le mystère de l’Eucharistie, où sous l’apparence du pain et du vin les croyants se voient offrir en nourriture le Corps et le Sang du Seigneur, dépasse de beaucoup les espérances même les plus audacieuses de l’Ancien Testament. Toutefois, l’Eucharistie du Nouveau Testament unit en elle différents aspects : le mémorial, l’alliance, l’action de grâce, la purification sacrificielle, le renouveau spirituel, l’élimination de la mort, la préfiguration du festin eucharistique, qui pourraient être associés à la nourriture dès l’époque de l’Ancien Testament.
 

Date de création : 22/12/2015 @ 18:55
Dernière modification : 09/09/2018 @ 15:18
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